Claudel et la Russie

Pour le vaste public russe, le nom de Paul Claudel est resté dans l’ombre pendant plusieurs décennies, bien que son œuvre ait été découverte ou redécouverte en Russie à plusieurs reprises depuis le commencement du XXe siècle, un processus qui se poursuit en ce début du XXIe siècle.
Les premiers « découvreurs » furent les symbolistes russes, qui avaient des liens directs avec le monde culturel français, connaissaient parfaitement la nouvelle poésie française et la traduisaient beaucoup. Ils pressentaient en Claudel un poète véritablement novateur, bien que sa poésie fût éloignée de la prosodie russe et de son système d’images. Le nom de Claudel parut pour la première en 1904 dans la revue littéraire Vessy (« La Balance » organe des symbolistes moscovites), sous la plume de son rédacteur en chef, le célèbre poète Valery Briussov. Ce dernier rend compte de Connaissance du temps (première partie de l’Art Poétique claudélien), une œuvre pleine d’originalité et de talent selon lui, qui ne ressemblait point à toute la littérature moderne. Dans les années 1910 Claudel était déjà lu – en français – dans les cercles littéraires et cultivés. On saisit la coïncidence « souterraine » entre l’univers de Claudel et celle de Viacheslav Ivanov, le maître de la première génération des symbolistes russes, converti plus tard au catholicisme. Tous les deux furent des traducteurs géniaux des tragédies d’Eschyle. Des critiques littéraires, tel Innokenty Annensky (lui aussi poète et grand connaisseur et traducteur des vers français) en 1908, citaient son nom dans leurs études sur la poésie moderne.

A la même époque on commença à traduire Claudel en russe. Il faut citer en premier lieu le poète et peintre Maximilien Volochine (1877-1932). Volochine traduit une des Grandes Odes de Claudel, Les Muses (publiées dans la revue littéraire Apollon en 1910, n°9) et aussi le drame Le Repos du septieme jour1. Dans ces traductions Volochine essaya de trouver l’équivalent du langage poétique claudélien, en puisant dans les ressources profondes de sa propre langue : il utilisa les expressions archaïsantes, les unités lexicales du slavon, pour faire résonner « sa rhétorique puissante » à l’oreille russe. Mais ses tentatives ne trouvèrent presque pas d’écho à l’époque.

De la plume de Volochine, nous avons aussi deux essais remarquables – « Préface aux Muses » et « Claudel en Chine »2 – qui présentaient aux lecteurs russes la pensée épique de Claudel. De son point de vue, Claudel « puise la nourriture de son âme à trois sources souterraines : la sagesse orientale, le catholicisme et l’archaïsme hellénique, et [sa] pensée s’est construite sur Eschyle, Plotin et Lao-Tseu […] » (traduit par C. Brémeau), ce qui correspondait profondement au langage de sa propre pensée créatrice. De surcroît, Volochine reconnait en Claudel un aspirant, comme lui, à cette « connaissance de l’Est », à cette « fuite » « pour se forger un éloignement de l’Europe et se pénétrer des nouveaux systèmes de connaissance, d’une nouvelle logique de l’art » (traduit par J.-C. Marcadé).

La découverte du théâtre de Claudel date des années 1912-1913, juste après la création de l’Annonce faite à Marie à Paris, chez Lugné-Poe, et en Allemagne, sur la scène expérimentale d’Hellerau. Des critiques d’horizons idéologiques très différents, comme Boris Eichenbaum, Evgueni Pann et Anatoli Lounacharski, après avoir vu les drames de Claudel à l’étranger, souhaitèrent qu’il soit joué sur la scène théâtrale russe. On présentait Claudel comme un des apôtres du nouveau théâtre, comme l’inventeur d’un mystère moderne, « mystère qui ne renonce pas, ne quitte pas la vie, mystère des forces vivantes, mystère de la chair et du sang […] » (Boris Eichenbaum, « Sur les mystères de Paul Claudel », 1913). « Le chemin de Claudel créateur va de la tragédie vers le mystère […] Chaque pièce se termine non seulement par un désastre, mais par une sorte de nouvelle synthèse; sur chacune d’elles, après tous les orages et les tempêtes, se lève le grand arc-en-ciel de la paix de l’âme, où brûle le Soleil de la vie, réfracté dans les larmes humaines » (Ibidem). Evgueni Pann (1896-1958) publia un compte rendu de l’Annonce faite à Marie mis en scène par Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre dans la revue Maska (« Le Masque », № 7, 1913-1914) sous le titre « A la défense de l’art expressif ». Son texte est si riche en détails qu’il nous permet de reconstituer ce fameux spectacle, sa scénographie, sa lumière, tout le contenu de l’action. L’autre essai très étoffé d’ E. Pann, « Le drame de l’éternité dans l’œuvre de Paul Claudel », parut la veille de la guerre de 1914 dans L’Annuaire des théâtres impériaux, la revue officielle théâtrale de Saint-Petersbourg. Ici les drames de l’Arbre sont expliqués parfaitement comme étant des textes destinés au théâtre, c’est un vrai programme pour des traductions et des réalisations scéniques à venir. Mais une époque expirait, l’autre commençait…

E. Pann, en collaboration avec N. Vilkina, traduisit l’Echange pour sa première mise en scène, à Moscou, au Théâtre Kamerny (de Chambre), en février de 1918. Cet Échange russe surgit à la charnière de deux époques : le projet fut conçu avant la révolution d’Octobre, au début de l’automne de 1917, mais il fut réalisé après le coup d’État à Pétrograde, la veille des sanglantes batailles révolutionnaires à Moscou.

Dans l’histoire du théâtre russe, la création de l’Échange de Claudel à Moscou est un événement unique, car marqué par la collaboration de deux grands metteurs en scène : Vsevolod Meyerkhold et Alexandre Taïrov, qui étaient absolument différents et même opposés l’un à l’autre. Entre eux, ce fut aussi une sorte « d’échange » des idées créatrices, échange extrêmement compliqué, avec des profits et de pertes. L’autre fait significatif de ce spectacle fut le décor réalisé par le peintre Georgui Yakoulov, venu « du côté » de Meyerhold, un décor qui inaugurait le style constructiviste au théâtre.

Sur la scène on voyait un « espace » fermé, « plein de sens » et même agressif à l’égard des personnages. Selon un critique, « C’est un squelette de la nature, pas même le squelette mais l’idée de ce squelette. Des rochers squelettiques, un arbre semblable, et au-dessus, le soleil pourri et désagrégé en quelques disques regarde la terre et les côtes dénudées de son squelette ». Les héros se trouvaient dans un monde clos, hostile qui leur imposait une manière étrange de se mouvoir ; cet espace surnaturel éveillait les passions dans leurs âmes.

Ni Meyerkhold ni Taïrov ne s’intéressaient aux questions religieuses et mystiques, ils comprenaient l’Echange de Claudel comme un drame de la modernité qui parlait des problèmes spirituels du XXe siècle. Le thème principal de leur spectacle était la tragédie de l’homme aux prises avec des forces de la nature et avec le pouvoir d’une civilisation inhumaine. Cependant, malgré tous les défauts de la mise en scène et de l’interprétation, les qualités dramatiques du texte de Claudel produisirent la plus grande impression sur les spectateurs et sur la critique, sans la moindre résistance idéologique. On espérait qu’il y eût une suite.

C’est en 1920 que la deuxième pièce de Claudel jouée en Russie apparut sur la même scène du Theatre Kamerny de Moscou. Taïrov réalisa ce projet avec la grande tragédienne de son théâtre (et sa femme) Alice Koonen. Ses collaborateurs furent le poète Vadim Cherchenevitch, du groupe des « imaginistes » qui traduisit le drame spécialement pour le spectacle, et l’architechte Alexandre Vesnine, créateur des décors et des costumes cubistes. Cette mise en scène remarquable attira beaucoup de public et provoqua des discussions passionnées car c’était le moment où la nouvelle idéologie soviétique commençait à former l’opinion contre un Claudel « réactionnaire » et « obscurantiste ».

Pour Taïrov, l’Annonce faite à Marie était le vrai mystère, mais un mystère non-religieux et même « sacrilège ». A son avis, dans l’Annonce faite à Marie: « […] c’est la FOI dans les profondeurs de l’âme humaine, qui est le point de départ de l’action dynamique, la foi dont la force et la sincérité peuvent soulever les montagnes, la foi qui mène le spectacle vers les émotions les plus intenses ».

Mais pour lui la foi avait un sens absolument humain, « terrestre » et pour démonstrer cette idée, il termina le spectacle par le « mystère de la résurrection de l’enfant mort », par le miracle de Violaine, supprimant le quatrième acte. On peut qualifier cette décision de « sacrilège », mais on sait que Claudel lui-même eut la même idée en 1938 quand il discutait avec Charles Dullin du projet (qui échoua) de mettre en scène l’Annonce faite à Marie.

Après le spectacle de Taïrov, dans les années 1920, les drames de Claudel firent l’objet de quelques expérimentations scéniques, ainsi une version inachevée de la Trilogie (adaptation libre d’Ivan Aksionov de l’Otage et du Pain dur, sous le titre La Tiare du siècle) par des élèves acteurs de Meyerhold. En 1923 parut la traduction du Protée d’Alexandre Movchenson, paradoxalement le seul et l’unique drame claudélien édité en russe à l’époque (les textes de l’Echange et de l’Annonce faite à Marie, traduits pour le théâtre, restent non-publiés). On suppose que cette traduction fut une commande de Tairov, mais sans aucune preuve documentaire. Après cela, Claudel devint persona non grata au théâtre et dans la littérature soviétique. Le rideau de fer était tombé.

Il y a vingt-cinq ans, on pouvait constater l’absence presque totale des textes de Claudel dans les traductions russes, sauf quelques poésies cachées dans les anthologies, quelques citations dans les abrégés de la littérature française ou dans les rares études philologiques. Au cours des années 1970-1980, Anna Vladimirova, Valentina Kuzmina, Anna Sabachnikova ont étudié les thèmes claudéliens dans le cadre de leurs recherches universitaires.

De nos jours, la censure soviétique supprimée, l’œuvre de l’auteur attire l’intérêt des chercheurs et des doctorants de la nouvelle génération – à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Nijni-Novgorod… La passion de la découverte ou bien de la re-découverte anime leurs textes, qui dialoguent avec ceux de l’époque symboliste. Il est significatif que le sujet « Claudel en Russie au commencement du XXe siècle » est repris maintenant de plusieurs côtés, non seulement par les spécialistes russes (dont Elena Galtsova) mais aussi français et américains (K.O. Tribble). Parmi les publications récemment consacrées à Claudel, on peut citer les Actes du premier Colloque franco-russe sur Claudel en 2003 à Boldino, près de Nijni-Novgorod : Sur le terre de Pouchkine, à la rencontre de Claudel : un univers inexploré (Nijni-Novgorod, 2005, en deux langues). La première monographie traitant l’histoire du théâtre claudélien a paru à Saint-Pétersbourg en 2009 (Inna Nekrassova: Paul Claudel et la scène européenne du XXe siècle).

Beaucoup d’œuvres du poète ont été publiées en Russie pendant les dernières décennies. Deux traductions de Partage de midi sont parues – dont une adaptation libre de la version de 1949 par L. Cherniakova (Moscou, 1998) qui a été déjà joué sur les scènes russes. Il existe trois traductions différentes de l’Annonce faite à Marie. Le péterbourgeois Dmitry Tsyvian a traduit et annoté les versions de 1912 et de 1948, qui sont parues dans une édition académique de Saint-Pétersbourg. La poétesse Olga Sedakova qui a traduit la version de 1948 (publiée en Italie en 1999), propose une nouvelle approche du style claudélien, discutable mais très séduisante. A cela il faut ajouter Protée et l’Ours et la Lune, traduits par l’auteur de ces lignes (Saint-Petersbourg, 2007, « Supplément à l’étude sur le comique claudélien »). L’intégrale du Soulier de satin traduit de K. Bogopolskaya a vu le jour en 2010 à Moscou. Bientôt vont paraître les traductions de Tête d’or et de l’Echange… En somme, presque toute les drames de Claudel (sauf la Trilogie et les oeuvres mineures) existent en russe, mais dans des éditions dispersées.

Ses vers et sa prose attirent aussi les traducteurs russes. Concernant la prose, sont parus en revue, dans les années 1990-2010, des textes isolés, et l’Oeil écoute, un ouvrage rassemblant des essais critiques traduits en russe par A. Koulish, et édités à Kharkhov en 2005, par une maison d’édition ukrainienne. Reste le plus difficile : la poésie claudélienne, ses grandes formes dont on n’a pas encore trouvé l’équivalent véritable. De ses poèmes gigantesques nous ne pouvons lire que des fragments : un tout petit livre de vers choisis, par O. Sedakova et M. Grinberg (1992) et un recueil paru sous le titre : Une goutte du miel divin, par A. Kurt et A. Raiskaya, (Moscou, 2002), réservé aux « connaisseurs » en raison de son trop petit tirage. Les mêmes traductrices viennent de publier leur traduction de Connaissance de l’Est (Moscou, 2010), un travail considérable dont on peut seulement regretter qu’il ne soit pas accompagné de commentaires.

Inna Nekrassova,
Professeur à l’Académie d’Etat de théâtre, Saint-Pétersbourg

 



1. Cette traduction resta dans les archives et ne vit le jour qu’en 1999, réimprimée ensuite dans les Œuvres complètes de Volochine (Vol. 4. Moscou, 2006).

2. Les deux articles sont maintenant traduits en français. Voir Bulletin de la Société Paul Claudel, n°174.