Premiers vers

Claudel à 18 ans, dessin. C Claudel
Claudel à 18 ans,
dessin. C Claudel

On sait peu de chose des poèmes que Claudel a écrits avant 1895. Il en subsiste une poignée écrits pour la plupart en vers réguliers. De rares textes sont écrits en vers libres, notamment « Le Printemps », qu’il envoya à Mallarmé, et qui lui valut d’être reçu rue de Rome en 1887. Si l’on se souvient que l’on fixe d’ordinaire la naissance de cette forme nouvelle (et alors controversée) à 1886, on est forcé de convenir que le débutant n’a pas été long à s’en saisir.
Claudel n’a jamais témoigné beaucoup d’enthousiasme pour ces premiers « chantonnements », comme il dit, même s’il en a repris certains dans Corona benignitatis anni Dei, en apportant des corrections dont nous mesurons mal l’importance.
Ce sont les Vers d’Exil qui représentent le premier ensemble significatif. Publiés pour la première fois dans la revue L’Ermitage en 1905, ils ont été rédigés sensiblement plus tôt, lors du premier séjour en Chine, sans doute entre 1895 et 1899. Très peu conformes à l’idée qu’on se forme communément d’un Claudel enthousiaste et extraverti, ils disent à la fois la souffrance de l’exil, l’ennui de « cet autre bout du monde » où il se trouve jeté, et plus encore sans doute l’angoisse d’un jeune artiste qui se croit appelé à sacrifier son art à son Dieu (« Reprenez le talent que vous m’avez donné »), celle d’un dévot qui pense, à cette date, être destiné à revêtir l’habit de bénédictin, mais qui n’envisage pas sans « horreur » l’accomplissement de cette vocation :

 
Saisi d’horreur, voici que de nouveau j’entends
L’inexorable appel de la voix merveilleuse

 
« Que faire ? » demande en s’achevant l’un de ces onze poèmes.
Claudel a choisi pour dire cette incertitude et cette souffrance une forme dont il a par la suite fort peu usé : celle de l’alexandrin classique, pour lequel il se plaint de ne pas avoir de « vraie facilité »: « Faire des vers sans chevilles et sans remplissage et dont chacun exprime une idée et un mouvement est fort difficile, mais j’éprouve à ce travail un certain plaisir taciturne », écrit-il à Maurice Pottecher en 1895. La minceur de cette plaquette tient peut-être aux « difficultés » évoquées ; mais l’exigence de Claudel, et l’intensité de ces quelques poèmes font la valeur de son petit livre, qui occupe dans l’œuvre poétique une place tout à fait singulière, et que plusieurs ont jugé éminente.

 Claude-Pierre PEREZ
perezc@up.univ-aix.fr

Vers d'Exil 

Paul, il nous faut partir pour un départ plus beau !
Pour la dernière fois, acceptant leur étreinte,
J'ai des parents pleurants baisé la face sainte.
Maintenant je suis seul sous un soleil nouveau.
 
Tant de mer, que le vent lugubre la ravage,
Ou quand tout au long du long jour l'immensité
S'ouvre au navigateur avec solennité,
Traversée, et ces feux qu'on voit sur le rivage,
 
Tant d'attente et d'ennui, tant d'heures harassées,
L'entrée au matin au port d'or, les hommes nus,
L'odeur des fleurs, le goût des fruits inconnus,
Tant d'étoiles et tant de terres dépassées
 
Ici cet autre bout du monde blanc et puis
Rien ! — de ce cœur n'ont réfréné l'essor farouche.
Cheval, on t'a en vain mis le mors dans la bouche.
Il faut fuir ! Voici l'astre au ciel couleur de buis.
 
Voici l'heure brûlante et la nuit ennuyeuse !
Voici le Pas, voici l'arrêt et le suspens.
Saisi d'horreur, voici que de nouveau j'entends
L'inexorable appel de la voix merveilleuse.
 
L'espace qui reste à franchir n'est point la mer.
Nulle route n'est le chemin qu'il me faut suivre ;
Rien, retour, ne m'accueille, ou, départ, me délivre.
Ce lendemain n'est pas du jour qui fut hier.
 
Paul Claudel (1898) Vers d'Exil. Œuvre Poétique. Gallimard, Pléiade, p.13-14 - D.R.