De la Corona aux Visages radieux

Sainte-Geneviève de Paul Claudel
Sainte-Geneviève
de Paul Claudel

La poésie postérieure aux Cinq Grandes Odes est écrite par un homme de foi. Catholicisme rime souvent avec liturgie. Le Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907) prend sa forme à la procession pour célébrer la continuité temporelle du monde catholique jusqu’à l’avènement de la Jérusalem céleste. L’Offrande du Temps (1914) rappelle que la religion, « sentiment de l’origine », unit ce qui passe, les êtres, à ce qui subsiste, l’éternité. La Corona Benignitatis Anni Dei (« Couronne de Bénignité de l’An de Dieu », 1915) est en partie organisée autour des divisions traditionnelles du bréviaire. Du modèle liturgique, Claudel retient l’existence, au-dessus de l’année terrestre, d’une année céleste, constamment recommencée, « dont le Christ a fixé les étapes ». Recueil en quatre parties, « La première partie de l’année », « Groupe des Apôtres », « La deuxième partie de l’année », « Chemin de la Croix », ces deux ensembles symétriques étant séparés par les « Images et signets entre les feuilles », ensemble de poèmes de jeunesse, de crise, de circonstance ou suscités par la carrière diplomatique. La Corona intègre dans le drame christique le biographique. La diversité des formes poétiques, poème hagiographique (Saint François Xavier), biblique (La Présentation), prière (Prière pour le dimanche matin), méditation exégétique (Hymne du Sacré-Cœur), contribue à la diversité tonale du recueil : joie, recueillement, solennité, sérieux inspiré par le dogme alternent, lyrique, didactique et épique se succèdent. Car le saint est bien pour Claudel un être exemplaire, qui offre, comme ces images saintes que Rodrigue dessine dans la quatrième Journée du Soulier de satin, à la collectivité des croyants le modèle d’un accomplissement total de soi pour Dieu. L’épopée catholique se double ainsi d’une éthique catholique. D’autres recueils pratiquent cette écriture nourrie de références liturgiques et bibliques : La Messe là-bas, composé au Brésil durant la Première Guerre mondiale entre mai et décembre 1917, dans une période d’ennui, d’exil et de séparation familiale, suit dans sa structuration l’ordinaire de la messe (« Introït », « Kyrie eleison », « Gloria », etc.). La biographie et l’Histoire, dramatique, comme dans les Poèmes de guerre (1914-1918), prend sens dans et par le catholicisme.

Cette écriture, nourrie d’intertextes bibliques et liturgiques, proche de l’exégèse et du commentaire, est pratiquée dans d’autres recueils. Les faits biographiques et l’Histoire collective, dramatique, sont intégrés et subsumés dans le temps et l’espace sacrés de l’office : l’indicateur là-bas désigne le lieu liturgique et transitionnel qui donne sens à l’existence. Les Poèmes de guerre, ceux de la guerre 1914-1918, puis ceux de la Seconde Guerre mondiale, obéissent à un même mouvement extatique et interprétatif.
Feuilles de Saints (1925) repose sur l’inspiration hagiographique (« Sainte Cécile », « Sainte Thérèse », « Sainte Geneviève » etc.), en intégrant à cet ensemble sacré et sanctifié des littéraires (« Verlaine », « Jacques Rivière ») ou proches (« L’Architecte », le beau-père de Claudel). Par leur longueur, ces petites épopées traduisent des choix esthétiques et poétiques : la composition recourt à « la proportion qui relève infiniment chaque détail et lui donne toute sa valeur ». Après le premier conflit mondial, les choix éthiques du catholique s’affirment davantage : les saints français fixent des « attitudes essentielles » de la « société organique et traditionnelle » de la France. Le recueil de 1947, Visages radieux, prolonge le projet de 1925, sans apporter d’innovation structurelle, thématique et prosodique.
Dans cet ensemble postérieur aux Cinq Grandes Odes, une constante, autre que les questions de composition, de foi, de catéchèse et de composition, s’affirme : l’importance accordée aux questions rythmiques. Le Processionnal ouvre de « nouvelles études rythmiques » modelées sur la Séquence liturgique, sur l’accent placé à l’hémistiche, sans que la mesure soit celle de l’alexandrin, et sur le retour à la rime, sinon l’assonance, qui, « par son caractère fantasque et arbitraire, est un merveilleux élément de découverte ». La musicalité des distiques, voire de la strophe, est ainsi mise au service de la foi pour célébrer la parole de Dieu.

Didier Alexandre

Bibliographie :
Œuvre poétique, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967. 
La Messe là-bas de Paul Claudel : édition critique et étude du texte, éd. Marie-Joséphine Whitaker, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009.

 

LA MESSE LÀ-BAS
 
Introït
 
Une fois de plus l’exil, l’âme toute seule une fois de plus qui remonte à son château.
Et le premier rayon du soleil sur la corne du Corcovado !
 
Tant de pays derrière moi commencés sans que jamais aucune demeure s’y achève !
Mon mariage est en deçà de la mer, une femme et ces enfants que j’ai eus en rêve.
 
Tous ces yeux où j’ai lu un instant qu’ils me connaissaient, tous ces gens comme s’ils étaient vivants que j’ai fréquentés,
Tout cela est pareil une fois de plus à ces choses qui n’ont jamais été.
 
Ici je n’ai plus comme compagnie que cette augmentation de la lumière,
La montagne qui fait un fond noir éternel et ces palmiers dessinés comme sur du verre.
 
Et quand la Création après le jour sans heures se condense une fois de plus du néant,
Fidèle à l’immense quai chaque soir, je vais revisiter l’Océan :
 
La mer et ce grand campement tout autour avec un million de feux qui s’allument,
L’Amérique avec toutes ses montagnes dans le vent du soir comme des Nymphes couronnées de plumes !
 
L’Océan qui arrive par cette porte là-bas et qui tape contre la berge haute,
Sous le ciel chargé de pluie de toutes parts ces chandelles de cinquante pieds qui sautent !
 
Mon esprit n’a pas plus de repos que la mer, c’est la même douleur démente !
La même grande tache de soleil au milieu sans rien ! et cette voix qui raconte et qui se lamente !
 
Voici la contagion de la nuit qui gagne tout le ciel peu à peu,
Le jour après six jours qui fait sept et pas un qui me rapproche de Dieu.
 
Quand mes pieds connaîtront le repos, quand mon cœur aura fait alliance avec la nuit,
Qu’est-ce qui commencera pour toujours aussitôt que tout sera fini ?
 
Est-ce que je verrai quelque chose pour moi dans le ciel se dédoubler comme les feux qui marquent l’entrée d’un port,
Ou cette étoile près de la Croix du Sud qu’on appelle Alpha du Centaure ?
 
Vous aurez beau m’avoir mis près de Vous pour toujours d’une manière qui est au-dessus du sens,
Je ne serai pas plus sûr de Vous, mon Dieu, que je ne le suis à présent.
 
En cette heure vide, où je suis avec Vous, d’autre chose que de sa durée,
Toutes choses dont on dit qu’elles passent, je suis Votre témoin qu’elles ont passé.
 
Sans doute elles ne passent pas inutiles, elles épuisent jusqu’à la dernière strophe le Poëme,
Jusqu’à ces palmes dans le vent du soir ! le spectacle de ce qui est autre chose que Vous-même.
 
Ce chaos de feuilles et de fougères dans le soleil, ce séjour de ma cinquantième année,
Ce ne serait pas plus difficile, rien qu’à l’œil en se fermant, de l’abolir, que ce ne fut de la patrie où je suis né.
[…]

 

La Messe là-bas, Œuvre poétique, Pléiade, p. 491-492.