Claudel et la peinture

Philosophe au livre ouvert Rembrandt
Philosophe au livre ouvert
Rembrandt

L’ambassade du Japon (de 1921 à 1927) a joué un rôle décisif dans la vocation picturale de Claudel, elle a éveillé et stimulé son intérêt pour la peinture, lui permettant de multiplier les contacts avec l’art et les artistes japonais. C’est, par exemple, à l’occasion d’une exposition d’œuvres japonaises modernes que Claudel inaugure une réflexion sur "le but de la peinture". Son attention se porte plus particulièrement sur le vide, la simplification des formes et la subtilisation de la matière. Lors de son retour en Europe, on note un intérêt accru pour les œuvres picturales occidentales, y compris les plus novatrices, telles les Nymphéas de Monet. La seconde étape importante de l’éveil de Claudel à la peinture est son ambassade aux États-Unis de 1927 à 1933, où la diplomatie lui ouvre les portes des grandes collections privées : Claudel y retrouve des œuvres d’Extrême-Orient, et découvre un grand nombre d’œuvres européennes, tableaux de Goya, Greco, Vermeer, Titien, Rembrandt, Botticelli (cf. son Journal). Mais c’est la rencontre avec la peinture hollandaise en 1933 qui apparaît à tous égards décisive : elle a cristallisé la rencontre d’une thématique picturale (fondée sur le refus des tumultes de l’histoire contemporaine et le repli sur l’intimité) et d’un moment de la vie de Claudel : la fin des grandes crises religieuse et amoureuse, le temps de l’apaisement. Au lyrisme jubilant de l’espace fondé sur "le besoin de l’autre chose et de l’autre part" succède la "contemplation" fondée sur l’écoute (L’Œil écoute). La peinture hollandaise est interprétée par Claudel comme représentation symbolique de l’intériorité spirituelle, mise en scène d’Anima.
Le peintre catalan José-Maria Sert, par l’amitié qui l’a lié au poète pendant près de vingt-sept ans, occupe une place exceptionnelle parmi les peintres contemporains sur lesquels Claudel a écrit. Il a stimulé l’intérêt de Claudel pour la peinture baroque des XVIe et XVIIe siècles. C’est sur son invitation que celui-ci se rend à Genève en 1939 pour admirer les chefs-d’œuvre du Prado, visite à l’origine de la composition de "La Peinture espagnole", et, par là-même, de la seule définition que Claudel ait jamais donnée du baroque en peinture, à partir des tableaux du Greco. Le baroque est défini comme "énergie réactive" : la composition fondée sur l’ascension entravée et la tension de figures "héroïques" symbolise la spiritualité conquérante de la Contre-Réforme.
L’exégèse biblique, à laquelle Claudel se consacre à partir des années trente jusqu’à la fin de sa vie, contient de nombreuses séquences ou simples références picturales, plusieurs volumes contiennent d’importantes études artistiques : Un poète regarde la Croix (1938) où un chapitre est consacré aux Rubens d’Anvers, Le Cantique des Cantiques (1944) où sont commentés deux tableaux du Titien, et surtout Seigneur, apprenez-nous à prier (1942), initiation à la prière et à la méditation, conduite à partir de six reproductions de tableaux en tête de chapitre. L’Apocalypse de Waroquier (1952) est un commentaire de quatorze gravures illustrant une édition de l’Apocalypse.
La peinture moderne occupe une place très modeste dans la critique d’art de Claudel : quelques rares notes du Journal sont consacrées à la peinture impressionniste, quelques autres, encore plus rares, au cubisme. Un seul essai s’attache à la peinture moderne : les "Quelques réflexions sur la peinture cubiste" (1953), dont la virulence montre à quel point les révolutions impressionniste ("la décomposition") et cubiste ("la juxtaposition des incompatibles"), ont gardé, à cette date tardive, leur portée subversive. Mêlée à l’anathème et au discours d’exclusion, l’approche historique de la peinture, même si c’est celle d’une "lugubre décadence" est pour Claudel le seul principe d’intelligibilité. Néanmoins, lorsque, trop rarement, le poète regarde attentivement certaines œuvres (les Nymphéas de Monet par exemple), la dénonciation cède la place à la délectation, l’anathème à une prose attentive à la matière picturale.
Le discours sur la peinture est, dans l’œuvre claudélienne, le lieu où s’abolissent les frontières traditionnelles de genre : il se combine à la poétique, à l’exégèse, à la méditation spirituelle, à l’autobiographie, à la psychologie de la perception…

Emmanuelle Kaës

 

Bibliographie
– Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Pléiade, 1957.
– Texte cité : Œuvres en prose, p. 189 ou pp. 194-195.

Textes de Claudel-Bibliographie sélective
Dans L’Œil écoute (1946) :
– «Introduction à la peinture hollandaise » (1935).
– « Le Chemin dans l’art » (1937).
– «Quelques réflexions sur la peinture cubiste» (1953)
Le Cantique des Cantiques, Œuvres Complètes, XXII. (sur Le Titien)
Seigneur, apprenez-nous à prier, Œuvres Complètes, XXIII (sur Le Philosophe en méditation)

Bibliographie critique sur Claudel et la peinture
Paul Claudel et l’art, textes réunis par Jacques Petit, Lettres Modernes, Minard, 1978.
– Emmanuelle Kaës, « Cette Muse silencieuse et immobile », Paul Claudel et la peinture européenne, Honoré Champion, 1999.
– Emmanuelle Kaës, « De la fiction à la critique : les regards de Claudel sur Rubens », Claudel et la Création, Cahiers de philosophie et de littérature, Institut Catholique de Rennes, n° 18, 2006.

INTRODUCTION À LA PEINTURE HOLLANDAISE

(...)
Un arrangement en train de se désagréger, mais c'est là, avec évidence, toute l'explication de la Ronde de nuit. Toute la composition d'avant en arrière est faite sur le principe d'un mouvement de plus en plus accéléré, comme d'un talus de sable qui s'écroule. Les deux personnages du premier plan sont en marche, ceux de la seconde ligne ont déjà mis le pied en avant, ceux du fond ne font encore que mesurer du regard le chemin à parcourir dont le philosophe latéral indique de la main la direction, mais, déjà, comme des grains plus légers qui se détachent, à droite le gamin à la poire à poudre et le petit chien à gauche se sont mis au galop. La pique dans la main du capitaine solaire joue le même rôle que tout à l'heure le vin dans le verre (représentant la puissance d'oscillation) et la pelure de citron, elle sert pour ainsi dire de balancier et de régulateur latent à ce mouvement qui anime l'ensemble. Les trois arquebusiers rouges sur la seconde ligne, l'un qui charge son arme, l'autre comme tapi et embusqué derrière son chef, c'est l'ébranlement vers une aventure dont l'on voit bien qu'elle comporte des dangers. Mais comment résister à l'imagination, cette fée lumineuse, cette pénétrante messagère de l'au-delà, qui porte à la ceinture, en tant que lettres de créance, une colombe ? Et déjà devant elle son acolyte masqué s'est frayé un passage vers l'intérieur à travers le groupe des chevaliers de l'aventure dont, au-dessus de lui un étincelant gentilhomme, couleur de mer, arbore fièrement le drapeau rayé de rouge et de noir. Mais, au fond, débouchant parmi de fortes architectures d'un sombre porche, l'arrière-garde immobile par-dessus la tête de ses compagnons qui de degré en degré ont fait le pas en avant, envisage et mesure l'avenir : c'est pour y toucher plus tôt sans doute qu'ils se sont munis de ces longues piques ! On voit briller des casques, un hausse-col, une écharpe, un corset de soie. Il n'est pas jusqu'à ce haut chapeau sur la tête d'un personnage falot qui n'ait l'air d'un phare, d'une tour d'observation. Les spectateurs bientôt, on sent qu'ils vont se transformer en acteurs, ils sont prêts, le tambour roule, car cette page empruntée aux plus sombres officines du songe est cependant pleine d'un étrange bruit muet : le tambour, l'aboiement du petit chien, cette parole sur la lèvre fleurie du capitaine Cock, cette conversation d'œil à œil entre les témoins de droite, ce coup de fusil et celui, futur, que l'arquebusier de gauche empile précautionneusement au fond de son arme. On part !
(…)
 
L'Œil écoute.



Œuvres en Prose. Gallimard, Pléiade, p. 202-203 - D.R.