Claudel et la Norvège

Témoignage (BSPC n°190)

Nous sommes heureux et honorés de publier le témoignage de Monsieur Lars Roar Langslet, ancien Ministre de la culture de la Norvège, Président de l’Académie de langue et de littérature.

 C’est le dominicain norvégien Hallvard Rieber-Mohn (1922-1982) qui m’a introduit dans l’univers poétique de Paul Claudel. L’année même où je commençais mes études à l’université d’Oslo (1953), il terminait sa formation au Saulchoir et à Paris, et rentrait en Norvège. Il est très vite devenu un promoteur enthousiaste des courants d’inspiration chrétienne de la littérature, de la philosophie, du théâtre et des beaux-arts français, par ses conférences, ses écrits et sa participation à de nombreux débats. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, c’était comme une révélation : la découverte d’une vie culturelle supérieure et plus riche que celle que nous trouvions alors en Norvège. Et Claudel était une figure centrale dans le tableau que le père Rieber-Mohn brossait de la « renaissance chrétienne » de l’époque : pendant son séjour en France, il s’était plongé dans l’œuvre de Claudel ; il avait vu quelques mises en scène de Barrault, qui avaient marqué cette époque ; et il avait parlé de Claudel avec beaucoup d’experts français de sa poésie. Au moment de la mort du poète, en 1955, il exprima son admiration pour lui dans plusieurs articles et conférences.

J’avais alors déjà lié amitié avec Rieber-Mohn, c’est pourquoi j’ai été chargé de lui demander d’écrire un petit livre sur Claudel, pour la Société des étudiants norvégiens (qui était à l’époque une institution à la fois riche de tradition et d’une grande vitalité dans la vie culturelle et les débats d’idées en Norvège). Il accepta tout de suite et en 1956, nous avons publié Paul Claudel : une introduction inspirée à son œuvre et à son époque ; ce fut d’ailleurs pour Rieber-Mohn le premier livre d’une production littéraire qui allait devenir très riche.

L’amitié avec Rieber-Mohn fut décisive pour ma vie et l’influence de Claudel sans aucun doute très importante dans mon cheminement vers l’Église catholique – mais c’est une autre histoire, et plus personnelle (le père Albert Raulin, dominicain français, a écrit un beau témoignage sur RiebAer-Mohn et l’importance de son action dans la vie culturelle norvégienne, dans « Journaliste par la grâce de Dieu », Mémoire dominicaine 5, Paris, 1994, p. 185-191).

Dans son livre sur Claudel, le jeune père avouait qu’en Norvège, Claudel n’était encore qu’un nom pour les spécialistes littéraires. Aucune de ses œuvres n’avait alors été traduite ou jouée sur une scène norvégienne (à une exception près : le Théâtre radiophonique avait représenté L’Annonce faite à Marie en 1936).

Il y avait pourtant un livre sur lui en norvégien : la thèse de Anders Wyller, Paul Claudel, en kristen dikter og hans drama (Paul Claudel, le drame d’un poète chrétien), datant de 1936. Mais cet ouvrage n’eut guère d’impact en dehors des milieux philologiques français. Puis vint la guerre, qui rendit impossible la plupart des contacts littéraires. Dans les premières années d’après guerre, les rares comptes rendus en norvégien de la vie culturelle française focalisaient surtout leur attention sur Sartre et l’existentialisme. De plus grands écrivains, qui étaient depuis longtemps des autorités dans leur pays, allaient attendre encore longtemps avant d’être découverts chez nous.

Après l’introduction de Rieber-Mohn, les choses ont commencé à changer. Trois pièces de Claudel en particulier, ont rencontré un grand succès sur les scènes norvégiennes : Partage de midi au Nouveau Théâtre (1965), au Théâtre radiophonique (1968), au Théâtre national (1988) et au Théâtre norvégien (1998), L’Annonce faite à Marie au Théâtre norvégien (1967 et 1993), et L’Échange au Théâtre du Rogaland à Stavanger (1989).

Plusieurs traductions de ces pièces sont parues sous forme de livres, ainsi que des morceaux choisis de poésie et de prose.

Partage de midi, en 1965, fut pour moi un événement mémorable. Claes Gill – un grand nom de la poésie et de l’art scénique norvégiens – en était à la fois le traducteur et le metteur en scène. Il avait été fasciné par une reprAésentation de la pièce à Paris. Je me rappelle sa description enthousiaste d’une scène chargée d’érotisme entre Ysé et Mesa ; ils se tenaient chacun de leur côté, séparés par un plateau immense, mais il y avait une charge magnétique incroyable dans l’air, « et je pensais : Mon Dieu, la police des mœurs va bientôt débarquer ! » Gill mit toute son ardeur artistique – et elle était exceptionnelle – dans ce travail. Les rôles de Ysé et Mesa étaient interprétés par Liv Dommersnes et Espen Skjønberg, deux de nos meilleurs acteurs. Tous ceux qui les ont vus jouer, n’ont jamais oublié ce grand moment. Cette pièce a été considérée par la suite comme le sommet de la brillante contribution de Gill à l’art scénique.

La traduction de Gill fut ensuite éditée (la version 1949 de la pièce, Oslo, 1974). Elle a été aussi à la base de la représentation de la pièce au Théâtre national en 1988. Notre actrice et cinéaste de renommée mondiale, Liv Ullmann, mit en scène la même pièce au Théâtre norvégien en 1998, dans sa traduction en « nouveau norvégien » (la Norvège a deux langues écrites officielles !) avec une musique nouvellement composée par Arne Nordheim. Depuis, Vera H. Føllesdal a publié une traduction remarquable de Partage de midi d’après la version originale de 1906 (avec des commentaires et une bibliographie très utiles, Oslo, 2005).

L’Annonce faite à Marie a été traduite en « nouveau norvégien » par la poète lyrique bien connue, Halldis Moren Vesaas, et éditée à Oslo en 1967. La représentation de cette pièce, la même année, fut une rencontre saisissante avec une version moderne du genre théâtral médiéval du mystère, qui pouvait à bonne raison sembler insolite dans un pays au lourd passé luthérien, mais qui fut un triomphe de par sa haute qualité artistique. Cette fois encore, c’est Claes Gill qui en était le metteur en scène. La mise en scène de la représentation de 1993 fut confiée à Kjetil Bang-Hansen, qui s’en acquitta d’une façon remarquable. Au cours d’une discussion sur la pièce, ilA dit : « Quand on travaille avec une telle pièce, on doit à la fois être rivé à la terre et tendre vers le ciel. C’est ce que fait Claudel. La mission de l’artiste est de découvrir le sens de l’existence humaine. »

Il faut aussi mentionner que Jeanne d’Arc au bûcher de Claudel/ Honegger fut interprétée dans sa version orchestrée intégrale, à Oslo, en 1967. C’est Liv Dommersnes qui jouait le rôle de Jeanne d’Arc. Ce fut à nouveau un grand succès artistique, lequel fut retransmis à la radio et à la télévision.

Emil Boyson, poète d’envergure européenne, traduisit plusieurs poèmes de Claudel, publiés entre autres dans une anthologie de la poésie française (Fransk poesi) et complétés par des adaptations de Sigmund Skard et du poète lyrique suédois Hjalmar Gullberg (3e éd., Oslo, 2000). Le professeur Truls Winther a aussi été un traducteur zélé de Claudel, tant de ses poèmes (entre autres Le Chemin de la Croix) que de sa prose, et a écrit sur l’œuvre de Claudel : par exemple, en 1972, Tausheten og ordet (Le Silence et la parole) et en 1975, Paul Claudel og det skapende ord (Paul Claudel et la parole créatrice).

L’œuvre poétique de Claudel, en particulier quelques-uns de ses drames, a donc laissé des traces manifestes en Norvège. Mais malheureusement, notre pays a par ailleurs eu peu de contacts culturels avec la France. Toutefois, si les apports mentionnés plus haut peuvent sembler sporadiques, ils sont en revanche l’œuvre d’artistes qui occupent une place de premier plan dans la poésie et l’art dramatique norvégiens.

Les plus grandes œuvres dramatiques de Claudel, Le Soulier de satin et Le Livre de Christophe Colomb, n’ont été ni traduites ni jouées en Norvège. Mais ceux qui se sont plus spécialement intéressés à ce grand poète français, ont pu jouir de bonnes traductions dans les deux autres langues scandinaves, que les lecteurs norvégiens comprennent heureusement très bien : la traduction danoise du LAivre de Christophe Colomb (Bogen om Christoffer Columbus) de Frans Lasson en 1967, et celle en suédois du Soulier de satin (Sidenskon) par Sven Stolpe en 1982. La présentation de Claudel que fait Stolpe dans Den kristna falangen II – « La phalange chrétienne II » – en 1936 (qui contient aussi des essais sur Maritain, Bremond et Charles de Foucault) a aussi été très lue en Norvège.

Ma modeste contribution personnelle pour faire connaître Claudel, a été la traduction de L’Échange à la demande du directeur de théâtre Bentein Baardson, qui voulait représenter la pièce au théâtre du Rogaland en 1989, avec Kjetil Bang-Hansen comme metteur en scène. Ce fut une représentation mémorable, jouée sur une petite scène. J’avais utilisé la version de 1951. La traduction fut éditée la même année.

J’ai été très heureux de travailler à cette tâche et de retrouver en moi l’écho de mes premières rencontres de jeunesse avec la poésie de Claudel (je n’avais pas encore 20 ans !), lorsque je commençais mes études et faisais la connaissance du père Rieber-Mohn.

Cette fascination ne m’a pas quitté depuis, même si mes contacts avec les textes de Claudel ont pu devenir sporadiques, et bien que je n’aie jamais été près de devenir un expert de ce grand poète.

Qu’est-ce qui m’a captivé et me captive encore chez lui ? L’image de Claudel qui m’habite n’est sans doute pas différente de ce que bien d’autres pourraient exprimer, mais cela vaut quand même la peine de le dire brièvement : c’est la plénitude de son expression poétique et la vigueur de sa vision de la destinée de l’homme et de la bonté inépuisable de la création. En allemand on a le mot Seinsfrömmigkeit, la piété de l’être. Je trouve qu’il correspond bien à Paul Claudel.

Cela m’a frappé qu’il se soit placé de façon si imperturbable et naturelle dans la ligne de la tradition précédant « les temps modernes ». Il y a en lui quelque chose de paysan et de robuste – il a ses racines dans une FrancAe beaucoup plus ancienne que la vie agitée et sophistiquée de la civilisation urbaine. Ses poèmes respirent le soleil et la terre fertile des paysages vallonnés où tout est bon parce que tout est réel, parce que tout est créé par le Dieu de bonté. L’usage des images est sensuel, audacieux, parfois exubérant – tout à fait différent du célèbre sens français de la mesure. De temps en temps il lui arrive de condamner les nombreux faux prophètes de notre temps, avec une autorité patriarcale presque insoutenable pour un lecteur moderne – mais ne peut-on pas permettre de telles explosions à un patriarche de cette stature !

Dans le drame, il cherchait aussi d’autres modèles que la tradition classique ou la pièce de théâtre bourgeoise moderne : il a retrouvé le genre théâtral du mystère et la pièce populaire exubérante du Moyen Âge, ainsi que la passion religieuse survoltée du drame baroque, pour créer un théâtre ritualiste, qui pourrait trouver son inspiration aussi bien dans le faste de la liturgie que dans la comédie burlesque des troupes ambulantes médiévales.

Comme nous le savons, il ne donne pas du tout une image de la vie humaine dépourvue de conflit. Le mal et la souffrance appartiennent à notre condition. Dans les trois drames dont j’ai parlé ici, les conflits, les passions et les ruptures entre les hommes sont mis à nu avec une intensité qui peut faire penser aux grands poètes tragiques. Mais le cadre de référence de Claudel est une vision chrétienne de l’homme, soigneusement réfléchie. Les personnages de ses drames sont des hommes libres, responsables de leur propre destin, voulant et agissant dans le combat universel entre le bien et le mal – et dans le choix décisif de la voie à prendre, c’est leur destinée éternelle qui est en jeu.

Claudel est donc un anti-moderne, au sens que Maritain donne à ce mot. Et c’est justement pourquoi il fut un puissant novateur, aussi bien dans la poésie que dans le drame. Je suis toujours aussi profondément touchéA lorsque je le lis. Et je sais que son œuvre passera à la postérité comme l’une des plus grandes de la littérature européenne.

Lars Roar LANGSLET