Le Livre de Christophe Colomb

Le Livre de Christophe Colomb (1927-28)

Moins valorisé, dans le cadre des études littéraires, que les œuvres dramatiques antérieures de Claudel et moins abouti que Le Soulier de satin dont il apparaît comme une sorte de surgeon, Le Livre de Christophe Colomb n’en est pas moins une des œuvres dramatiques de Claudel les plus passionnantes dans la carrière tardive d’un Claudel homme de scène et de théâtre. Véritable work in progress, l’ouvrage a connu différentes versions et réécritures en fonction des destinations.

Un drame musical d’un nouveau type

L’œuvre est née d’une commande passée par le célèbre metteur en scène allemand Max Reinhardt en avril 1927. Celui-ci désirait un scénario dramatique, prétexte à une mise en scène grandiose incluant une vaste partie musicale. Claudel, d’abord réticent, s’est finalement passionné pour le projet, écrivant rapidement son texte pendant l’été 1927. Il ne s’agit plus d’un simple scénario, mais d’un vrai drame en deux parties et 26 scènes, fonctionnant chacune comme un tableau. Evitant un énième drame historique sur la vie de Christophe Colomb, Claudel met en perspective cette histoire passée avec notre époque, représentée par un chœur, formé de nos contemporains, qui assiste et participe à l’ensemble du drame, tout en commentant l’aventure. Dès la scène 5, le vieux Christophe Colomb meurt et devient spectateur de sa propre vie présentée par le truchement d’un Explicateur qui est le lecteur du « Livre de la Vie et des voyages de Christophe Colomb ». C’est donc déjà une formule de théâtre épique proche de Bertolt Brecht que Claudel expérimente avec une liberté totalement inédite à la même époque en France.

L’ouvrage demande une mise en scène grandiose, et Claudel compte sur l’utilisation d’un plateau tournant pour créer des effets spectaculaires inédits. Par ailleurs, il utilise le cinéma pour élargir les possibilités de la scène : l’écran peut ainsi proposer simultanément à l’action dramatique un détail filmé en gros plan, ou compléter les ressources de la scène en offrant, par exemple, une exploration de la conscience de Christophe Colomb dans la scène 4 de la seconde partie. Enfin, l’œuvre demande un accompagnement musical très important pour lequel il a imposé de travailler avec Darius Milhaud. L’enjeu était de repenser l’esthétique du drame musical hérité de Wagner au profit d’une nouvelle forme de collaboration synthétisée à travers le concept de « musique à l’état naissant » (voir Les collaborations musicales). Mais, malgré la présence régulière du parlé rythmé pour le rôle de l’Explicateur, Claudel jugera que Milhaud a tiré l’œuvre du côté de l’opéra, perdant le caractère inédit qu’il souhaitait lui donner. Signe de cette appropriation : dans la version de Milhaud, l’œuvre s’intitule simplement Christophe Colomb.

Pour des raisons multiples, Max Reinhardt va abandonner le projet. C’est à Berlin, au Staatsoper Unter den Linden, dans une traduction en allemand, que l’œuvre est créée avec des moyens exceptionnels. La France se contentera d’exécutions sous forme uniquement musicale, en 1936 et 1939.

Le Livre de Christophe Colomb et la radio

Claudel s’était estimé déçu par la scène de la tempête, dans la seconde partie : à son sens, elle manquait de violence. En 1937, Milhaud suggéra à Claudel de prendre contact avec Radio-Luxembourg pour une tentative de sonorisation et de bruitage de quatre scènes, mais le résultat s’avéra décevant.

En revanche, presque dix ans plus tard, en 1947, l’occasion fut offerte de retenter l’expérience à l’échelle de l’ensemble du drame dans le cadre des programmes de la Radiodiffusion française. Le texte parlé est bien au premier plan et André Jolivet a composé un soutien musical habile incluant des ondes Martenot et une percussion nombreuse. Pourtant, là encore, Claudel se dit déçu par le résultat d’ensemble.

La pièce de théâtre

L’idée de faire du Livre de Christophe Colomb un simple texte de théâtre semble découler de ces déceptions. Il envisage la possibilité d’un « Chr[istophe] Colomb sans musique, mais avec une animation endiablée » dans une lettre à Barrault de 1941. Le 2 juin 1947 a lieu une première création au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris, par la troupe amateur « Les Feux tournants », dans une mise en scène de Jean Doat. Claudel, qui a assisté à la représentation, la jugea « très intéressante ». Après une création italienne par Guido Salvini à Gênes en 1951, on retiendra surtout la mise en scène de Jean-Louis Barrault, créée à Bordeaux en mai 1953 avant d’être reprise à Paris au théâtre de Marigny, avec une nouvelle musique de Darius Milhaud, bien plus simple et presque totalement distincte de la version initiale. Cette fois, c’est un vrai succès. Barrault porta le drame en Amérique latine, lors d’une grande tournée de sa compagnie en 1954, puis en Angleterre en 1956, au Canada et aux Etats-Unis en 1957, au Japon en 1960. Elle est redonnée à Paris pendant l’hiver 1960-61, puis reprise en 1975. En 1990, le metteur en scène Pierre Barrat proposera à Strasbourg et en tournée une nouvelle mise en scène qui restera fidèle à la musique de scène de Darius Milhaud. Aujourd’hui, cette version uniquement théâtrale est la plus populaire et l’édition en Folio en fait même une des rares œuvres de Claudel que l’on peut étudier dès l’enseignement secondaire.

La mise en scène de Barrault eut une conséquence imprévue sur la version du Christophe Colomb comme drame musical : découvrant la mise en scène lors d’une représentation à Paris en 1954, Milhaud décida de reprendre sa version originale pour résoudre une difficulté posée par la structure même du drame : la seconde partie de l’œuvre, plus abstraite, paraissait en retrait par rapport à la première plus dramatique. Le compositeur pris l’initiative d’intervertir les deux parties, retouchant simplement, avec l’aide de Pierre Claudel, le fils ainé de Paul Claudel, le rôle de l’Explicateur. Il fit parallèlement un certain nombre de coupures pour densifier son œuvre. Cette nouvelle version a été créée à Paris, en version oratorio, par Manuel Rosenthal, en 1956. Aujourd’hui, malgré le déséquilibre noté par Milhaud, on regrette cette révision contestable.

Le projet de scénario de film

En mai 1946, il est question de « projets de films »1 autour du Soulier de satin et du Livre de Christophe Colomb. L’imagination de Claudel s’emporte, et il note, dès le 14 mai 1946, ses « Idées pour un film sur Christophe Colomb ». Il y travaille ensuite de manière intermittente, jusqu’à ce qu’un projet plus précis prenne corps en mars 1947 : Claudel rencontre à plusieurs reprises des producteurs italiens et un metteur en scène est pressenti : Jacques Becker, mais celui-ci finira par abandonner. Il reste aujourd’hui plusieurs états du projet qui paraît à la fois audacieux et irréaliste dans le cadre du cinéma commercial de l’époque : Claudel y joue notamment d’un jeu de film dans le film, mettant en scène la dispute de deux « producers » voulant chacun proposer sa réalisation.

Pascal Lécroart


1. J II, p. 551.

Bibliographie :
Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault, « Claudel et Christophe Colomb », n°1, 1953.
Cahiers Paul Claudel 3, « Correspondance Paul Claudel-Darius Milhaud 1912-1953 », Gallimard, 1961. Préface de Henri Hoppenot. Introduction et notes de Jacques Petit : C.P.C. III.
Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique. Mythe et Histoire. Presses universitaires de Franche-Comté, 1994.
– Jacqueline de Labriolle, Les « Christophe Colomb » de Paul Claudel,  Klincksieck, 1972.
– Édition de Michel Lioure, Gallimard, Folio théâtre, 2005.

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