L’œuvre exégétique

dessin Audrey Parr - D.R.
dessin Audrey Parr – D.R.

Demeuré longtemps dans l’ombre, le versant exégétique de l’œuvre de Claudel est pourtant le plus volumineux et à bien des égards le plus fascinant.

Claudel date de 1928 sa plongée dans la Bible : l’œuvre dramatique est alors considérée comme achevée, et, à la faveur d’une commande sur l’Apocalypse, Claudel choisit de s’adonner tout entier à sa passion de « l’Écriture sainte » qui l’occupera jusqu’à ses derniers jours.

En réalité, si les grands commentaires bibliques sont en effet composés à partir des années 1930, c’est dans les premières années du siècle qu’il faut en chercher les prémisses. Dès 1910, en effet, Claudel rédige pour Gabriel Frizeau une première « Note sur les Anges », qui fait suite à un « Abrégé de toute la doctrine chrétienne » composé en 1906 et distribué au réseau d’amis récemment convertis ou sur le point de se convertir (dont Gide fait alors partie). En 1913, il travaille à trois textes – « Les trois premiers jours de la Genèse », « Du lieu et de la condition des corps ressuscités » et « La Physique de l’eucharistie » ; puis, en 1917, dans un cahier intitulé « Les eaux dans l’Écriture sainte », il entreprend un relevé de tous les passages de la Bible consacrés à l’eau. Ces premiers textes, dont la plupart sont restés longtemps inédits, laissent déjà entrevoir les principales orientations de l’écriture des grands commentaires exégétiques claudéliens des années 1930 et 1940 (« exégétique », ici, doit être pris dans un sens large, et on a l’habitude – fâcheuse ? – de ranger sous cette étiquette l’ensemble des textes de Claudel ayant trait à une matière religieuse ou biblique) :

  • une orientation exégétique, d’abord, où se manifeste l’originalité de Claudel. En accord avec la tradition de l’Église, Claudel postule que l’Esprit saint est « l’unique auteur » de l’ensemble de la Bible et que, par conséquent, chaque mot, chaque expression a de l’importance. Usant du principe de la concordance, il rapproche les différents textes de la Bible afin d’éclairer le sens des mots utilisés, retrouvant ainsi les principes de l’exégèse patristique et médiévale. Loin de se contenter de l’explicitation du sens littéral des textes, il explore leur signification allégorique, typologique (en quoi l’Ancien Testament préfigure-t-il le Nouveau ?) ou morale (en quoi le texte biblique s’adresse à chaque croyant en lui parlant de réalités spirituelles qui le concernent ?). Cette méthode, qui paraît hors d’âge et un peu ridicule à bon nombre de ses contemporains (notamment les tenants de l’exégèse « scientifique » alors à l’honneur), fait de Claudel un précurseur du renouveau des études patristiques au XXe siècle.
  • une visée théologique : il s’agit, dans les textes des années 1910, d’interroger la nature de l’Au-delà, dans un type de raisonnement qui rappelle les réflexions philosophiques de l’Art poétique. Cette veine se retrouve, dans les années 1930, dans de courts textes comme le « Traité de la présence de Dieu », par exemple. Cette écriture abstraite et dense tend à s’effacer par la suite, mais la réflexion théologique, elle, perdure : comment expliquer le mal ? comment comprendre le scandale de la croix ? comment rendre compte du rôle d’Israël après l’Incarnation ? Sur de nombreux points, les propositions de Claudel ne font que mettre en scène de manière spectaculaire la théologie de l’Église catholique ; sur d’autres en revanche – par exemple sur la théologie d’Israël – Claudel énonce déjà ce que le concile Vatican II affirmera quelques années plus tard.
  • une préoccupation dogmatique : dans les années 1910, il s’agit très clairement pour Claudel de définir ce qu’il faut croire quand on est catholique. Si la sécheresse de la définition tend à disparaître au fil du temps, le souci de l’orthodoxie reste prégnant. Claudel ne répugne pas à solliciter l’avis d’un théologien autorisé avant publication, en 1913 comme dans les années 1930 ou 1940, et il opère toujours, de plus ou moins bonne grâce, les modifications suggérées, allant jusqu’à renoncer à la publication si l’avis reçu est défavorable (ce fut le cas des essais de 1913, mais aussi, en 1942, de « La théologie de l’Immaculée conception »). Ce souci n’est pas dissociable d’une préoccupation apologétique, ou pastorale : converti, Claudel se donne pour mission de convertir à son tour, ou tout du moins de redonner à ses contemporains le goût de la Bible et des réalités d’en haut.
  • une démarche poétique : c’est comme « poëte » que Claudel aborde explicitement la théologie et l’exégèse. Dans les années 1910, il souligne volontiers la part que prend l’imagination dans ses explorations théologiques. Plus tard, « poëme » est le terme qu’il choisit pour désigner certains de ses commentaires. Cette étiquette se justifie par la place que Claudel réserve à l’image dans sa quête du sens, mais également par la proximité qui existe entre la méthode de la concordance et le fonctionnement de la métaphore : le rapprochement de deux éléments apparemment étrangers fait surgir un plus haut sens. La revendication du caractère poétique de son entreprise permet à Claudel d’afficher sa spécificité de « bédouin de l’exégèse » face aux exégètes de métier, mais on aurait tort d’y voir une posture de modestie : pour Claudel en effet, « la Bible est un poëme et un poëte a plus de titres qu’un érudit à comprendre comment c’est fait » (lettre à Louis Gillet, 10 nov. 1941).

La période qui s’ouvre en 1928 avec Au milieu des vitraux de l’Apocalypse et qui ne se referme qu’avec la mort de Claudel, en 1955, voit la composition des grands commentaires claudéliens. S’y révèle une métamorphose de l’écriture qui transforme peu à peu les dissertations d’une lecture quelquefois fastidieuse en de savoureux « poëmes ».

La différence repose sur un changement non de méthode ou d’objectif, mais de forme et de ton. Le ton est trouvé dans les courtes « paraboles » que Claudel rédige au début des années 1930 : dans « La mort de Judas » ou encore « Le point de vue de Ponce Pilate », Claudel complète le récit évangélique en nous livrant le point de vue du « méchant ». Cynisme, désinvolture, expressions familières et ironie s’allient dans un récit qui ne recule pas devant l’actualisation (les maîtres à penser de Judas et de Ponce Pilate ne sont autres que Goethe et Renan). Ce sera le ton si savoureux de Satan et de tous les personnages rétifs au Seigneur qui peuplent les commentaires ultérieurs. Dans les « paraboles », Claudel a également trouvé une forme, celle de l’amplification rhétorique, qui est à l’œuvre dans la plupart des commentaires : loin de se contenter de la simple reproduction du récit biblique, il dramatise à l’envi les situations, recrée une psychologie aux différents acteurs, n’hésite pas à faire parler les personnages, Moïse, David, Marie, mais aussi Jésus, Satan et Dieu lui-même. La Bible devient alors sous les yeux du lecteur un fascinant théâtre en même temps qu’une fantastique épopée.

Une autre innovation consiste dans la part que prend Claudel dans ses commentaires. Comme le montrent certains titres : Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, Paul Claudel interroge l’Apocalypse, la dimension personnelle du commentaire est mise en avant. Au-delà de l’affirmation d’une subjectivité dans l’interprétation, on constate l’apparition d’une écriture de soi : Claudel livre des souvenirs, évoque fréquemment la temporalité de l’écriture, faisant entrer le lecteur dans son intimité d’homme et de croyant (voir l’homme de foi).

Enfin, la liberté interprétative s’affirme avec de plus en plus de force. Au risque de dérouter son lecteur, Claudel développe dans certaines pages un réseau touffu de correspondances entre les choses, les événements, et leur signification. En héritier du symbolisme, il explore les richesses de l’image afin de mettre au jour le maximum de sens.

Marie-Ève Benoteau-Alexandre

Extrait :

Y a-t-il quelqu’un avec moi pour se rappeler ces dernières années de Moïse, quand nous commencions à nous dégoûter pour de bon du désert et de la manne et que le vent du nord nous apportait l’odeur de la vigne en fleur et des baumiers d’Engaddi ? Et tous ces croquants de l’autre côté de la Ligne — la Ligne Sainte, on l’appelait — que nous regardions regarder leurs femmes qui binaient la terre sous les oliviers pour en obtenir toute espèce de choses succulentes. Nous, c’était la manne qui nous attendait, et encore la manne, pour le déjeuner et pour le dîner, et le dimanche pour changer, encore la manne ! (On dit qu’elle prenait le goût de tout ce qu’on voulait [Sg 16, 21]. À condition de vouloir !) Et ces poilus de l’autre côté de la Ligne qui léchaient des pierres pour se moquer de nous en se frottant le ventre avec béatitude ! On avait beau les mettre en joue avec nos arcs, ils savaient bien que c’était défendu, ils faisaient semblant d’avoir peur ! Le plus enrageant est qu’ils avaient fini par ne plus faire attention à nous. Il fallait les voir sous notre nez discuter les affaires de la commune autour de quelque vieux bouc à barbe blanche, pendant que nous étions là, cinquante idiots à les regarder, les mains dans les poches, si nous avions eu des poches à cette époque pour mettre les mains dedans ! Espère un coup que le jour J soit arrivé ! espère un coup que tous ces vieux ramoitis dont nous attendons le bon plaisir aient fini de nous embêter avec leurs histoires d’Égypte et de la Mer Rouge. (Ah, ce qu’on l’a assez vue, la Mer Rouge, et l’autre Mer Rouge avec, de l’autre côté de cette sacrée péninsule !) Ce n’est pas l’Égypte que nous avons envie ! c’est ce champ de concombres, tout prêt, que le Vieux nous a amenés ici pour le regarder, un champ de concombres à perte de vue, ah j’en ai l’eau à la bouche, il n’y a qu’à tendre la main pour le prendre, ce qu’on va rentrer dedans, et je sens cette épée toute vivante à mon côté ! sans parler de toutes ces femmes la même chose comme un concombre bien frais à se mettre sous la dent ! Demain ! Là-bas ! Ah que ma langue s’attache à mon palais si jamais mon cœur S’oublie de toi, Jérusalem [Ps 136, 6] ! Il faut attendre que le Vieux soit mort.

La revanche pour nous, c’était ce jour-là, chaque année, où qu’on leur lâchait le bouc émissaire [Lv 16, 8-10] ! Pas besoin de dire que l’on préparait pour cela un animal exceptionnel. Ils avaient beau prendre leurs précautions, l’endroit qu’on choisissait pour leur dépêcher notre cornipète était toujours le plus inattendu. Dès qu’on l’avait issu au milieu des invectives et des vociférations, il ne demandait pas son reste ! faut voir comme il détalait. Et alors pas une chèvre, d’ici à là-bas que l’on pût garder à sa maman ! des troupeaux entiers d’un seul coup qui se mettaient à sa poursuite ! voyez voir à les retrouver ! les citernes et les fourrés de tout le pays en étaient remplis ! Et le gaillard continuait à faire des sauts de cinquante mètres, on aurait cru qu’il avait le feu quelque part ! On m’a dit qu’on en aurait trouvé un jusqu’en Macédoine ! Voilà mon genre de prophète.

— Il faut bien attendre que le Vieux soit mort.

Emmaüs (1948), Le Poëte et la Bible II, Gallimard, 2004, p. 422-423.

Bibliographie