La trilogie des Coûfontaine

L’Otage

Conçu dès le début le début l’année 1908, alors que Claudel était en poste à Pékin, L’Otage ne sera achevé qu’en 1910 à Prague, et publié  dans la NRF en décembre 1910 et janvier-février 1911.

L’intrigue est située à la fin de l’Empire français, dans le domaine que Sygne de Coûfontaine, une aristocrate dont les parents ont été guillotinés pendant la Terreur, a patiemment reconstitué. Une nuit, tandis qu’elle veille à ses comptes, survient son cousin Georges, lieutenant du Roi exilé en Angleterre. Il a audacieusement enlevé le Pape au cours de son transfert dans une prison de Napoléon, et le détient en otage à Coûfontaine. Georges, dont la femme et les enfants sont morts, offre à Sygne de l’épouser. Il a un entretien avec le pape, auquel il propose de l’emmener en Angleterre pour le soustraire à Napoléon, mais qui refuse de se laisser exiler hors de son siège apostolique.

Au second acte arrive à Coûfontaine Turelure, un ancien serviteur de la famille, novice défroqué, sans-culotte pendant la Révolution, responsable de la mort des parents de Sygne, devenu préfet de l’Empire, chargé de la police dans le département. Il a eu vent de l’enlèvement du pape et sait qu’il est caché dans la demeure. Il est amoureux de Sygne et lui propose, au prix d’un affreux chantage, de l’épouser en échange de la liberté du Pape. Le curé Badilon, conscient de l’horreur du sacrifice qu’il suggère à sa pénitente, incite néanmoins Sygne à se résoudre à ce marché pour sauver le pape. Au terme d’un douloureux débat, Sygne , après avoir violemment refusé d’épouser cet homme qu’elle hait et qui est le bourreau de ses parents, se résigne à ce sacrifice atroce.

Le dernier acte est situé au printemps de l’année 1814, alors que l’Empereur Napoléon est aux abois et que les armées ennemies assiègent Paris. Turelure, devenu préfet de Paris, accepte de capituler et de restituer la France au Roi légitime, en exigeant de Sygne qu’elle renonce à ses droits en faveur du fils qu’elle a conçu. Georges, lieutenant du Roi, est chargé de la négociation. Résigné à accepter la fin de la monarchie de droit divin, il est résolu cependant à assassiner Turelure pour délivrer Sygne d’un mariage abhorré. Mais il est tué lors de l’échange des coups de feu, ainsi que Sygne qui s’est jetée au-devant de son époux, moins pour le protéger que pour en finir avec la vie. Le Roi fait solennellement son entrée et Turelure, en récompense de ses services, est nommé comte.

Dans une version destinée à la représentation, l’auteur a substitué à la « mascarade » finale une confrontation pathétique entre Sygne agonisante et Turelure qui l’adjure, au nom de son salut éternel, de lui pardonner. Dans les deux versions, l’attitude de Sygne, obstinément silencieuse ou trop épuisée pour s’exprimer au seuil de la mort, demeure ambigüe. L’auteur lui-même, effrayé de la cruauté du sacrifice imposé à son héroïne, s’est efforcé, non sans hésitation, de croire à son salut.

L’Otage est caractérisé par le souci d’insérer l’action, par une multitude d’allusions aux personnages et aux événements du temps, dans un cadre historique précis. L’auteur s’est justifié néanmoins, au nom de la liberté du créateur, de s’être autorisé de multiples libertés avec la réalité de l’histoire, en imaginant notamment l’enlèvement du Pape. Claudel s’est également efforcé de prêter à la situation, à l’intrigue et au dialogue un caractère éminemment réaliste et dramatique, en s’efforçant, sinon d’éliminer, du moins de restreindre efficacement les tirades et le lyrisme qui caractérisaient ses drames antérieurs. Le drame est cependant chargé d’un symbolisme historique et religieux qui excède largement les limites de l’intrigue et du cadre temporel pour conférer à l’action une signification universelle, illustrant le conflit permanent non seulement entre les classes sociales et les idéologies politiques, mais aussi entre les aspirations humaines et les valeurs religieuses.

Créé avec succès par Lugné-Poe au théâtre de L’Œuvre au mois de juin 1914, L’Otage a été représenté par la Comédie-Française en 1934. La pièce a connu de nombreuses représentations en France et à l’étranger. Dans les temps récents, on retiendra les mises scènes, souvent controversées et parfois inspirées par des partis pris scénographiques ou politiques discutables, de Marcel Maréchal au théâtre du Rond-Point à Paris en 1995, de Jean-Marie Serreau à la Comédie-Française au mois de février 1968, de Bernard Sobel à Genevilliers en 2001.

Bibliographie

Édition critique de J. Petit et J.-P. Kempf, L’Otage de Paul Claudel, Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 194, Les Belles Lettres, 1977.

Pierre Brunel, L’Otage de Paul Claudel ou le théâtre de l’énigme, Archives des Lettres Modernes, n ° 53, 1964.

J.-P. Kempf et Jacques Petit, Études sur la trilogie de Claudel, I,  « L’Otage », Archives des Lettres Modernes n° 69, 1966.

Didier Alexandre, préface et notes à L’Otage dans l’édition du Théâtre de Claudel dans la Pléiade, Gallimard, 2011, t. I, p. 1589-1622.

Le Pain dur

Claudel a composé Le Pain dur de 1913 à 1915, alors qu’il était consul de France à Hamburg, puis, après la déclaration de guerre, installé à Bordeaux avec le Ministère. La pièce a été publiée en 1918 aux éditions de la NRF.

Le Pain dur est la « suite » de L’Otage, vingt ans après, sous le règne de Louis-Philippe. Comblé d’honneurs après avoir servi tous les régimes, Turelure, âgé, vit avec sa maîtresse, Sichel, une juive qu’il tyrannise. Survient le fils qui lui est né de Sygne de CoûfontaIne et dont on célébrait le baptême à la fin de L’Otage. Officier lors de la conquête de l’Algérie, Louis a contracté des dettes, à la fois financières et affectives, envers une jeune polonaise, Lumîr, qui tient à récupérer cet argent pour contribuer à la libération de sa patrie asservie par les puissances étrangères. L’intrigue est ordonnée autour de ce magot de dix mille francs que Turelure détient sur lui et que convoitent également Louis et Lumîr, de concert avec Sichel, tous trois ligués contre le vieil homme qui les défie en croyant les tenir en son pouvoir et qui n’est pas, malgré son âge, insensible au charme de Lumîr. Au cours d’une violente altercation entre Louis et Turelure, qui refuse de donner l’argent, Louis, à bout d’arguments, tire deux coups de pistolets sur son père. Les deux coups ratent, mais Turelure meurt de peur et d’émotion. Louis, plus ou moins involontairement parricide, hérite donc des biens de son père et rend l’argent qu’il doit à Lumîr, en lui proposant de l’emmener avec lui en Algérie. Mais celle-ci, bien qu’elle aime Louis, choisit de revenir dans sa patrie pour servir sans espoir la cause de ses compatriotes. Louis propose alors cyniquement à Sichel de l’épouser pour effacer ses dettes. Ainsi se conclut, bon gré mal gré, entre deux familles et deux religions, une alliance d’intérêts, tandis que la statue du Christ que Sygne de CoûfontaIne avait sauvée dans L’Otage est symboliquement vendue à vil prix.

Le Pain dur, comme le suggèrent son titre et l’exergue emprunté à saint Paul sur l’univers impitoyable et désespéré des païens, est un des plus sombres et des plus désolés que Claudel ait écrits. Le drame, écrivait l’auteur, offre un « tableau sinistre » où tous les personnages, animés par des « instinct déchaînés », des passions farouchement égoïstes et l’intérêt le plus sordide, s’affrontent en un jeu cruel de chantage à la fois matériel et sentimental, qui culmine en un parricide à moitié volontaire et des imbroglios financiers conclus par un arrangement matrimonial qui n’est pour les deux parties survivantes qu’un marché intéressé, où l’ambition le dispute à la cupidité. Lumîr seule, dans sa passion patriotique, accède par instant, selon Claudel, à « cette Foi qui n’a pas de meilleur aliment que le désespoir ».

L’écriture du drame, en accord avec le caractère des personnages et la tonalité de l’action, est volontairement sèche et prosaïque, inspirée, selon l’expression de l’auteur, par un ton d’ « ironie continuelle ». Entre Turelure et les trois personnages qui s’entendent à comploter sa mort se noue un dialogue alternativement brutal et feutré, cynique et hypocrite, où chacun joue à déconcerter et à tromper le partenaire au moyen de formules à la fois insinuantes et ambiguës

Les personnages, à travers leur portrait psychologique et leur fonction dramatique, ont aussi un caractère symbolique illustrant les diverses aspirations et les courants de pensée qui traversaient le XIXe siècle. Tandis que Turelure, en exaltant la transformation du domaine de Coûfontaine en papeterie et en spéculant sur la construction des réseaux de chemin de fer, incarne le capitalisme naissant, et que son fils Louis, officier en Algérie, participe aux débuts de l’expansion coloniale, Lumîr exprime les revendications nationalistes de la Pologne opprimée. Un rôle essentiel revient au personnage de Sichel, représentant, selon Claudel, « le fait juif » auquel il n’a cessé d’accorder le plus vif intérêt, et notamment l’émancipation des Juifs désireux d’échapper à la malédiction ancestrale et d’occuper toute leur place dans la société moderne et le développement de l’économie.  Le Pain dur, comme L’Otage, est un drame historique où les personnages et l’action dépeignent un moment de la société française.

Créée en Allemagne à Mannheim en 1927, la pièce a été montée à Genève en 1941 par la compagne Pitoëff, puis en France en 1949 au théâtre de l’Atelier dans une mise en scène d’André Barsacq. Le Pain dur a été joué aussi dans le cadre des représentations de la Trilogie au théâtre des Célestins à Lyon en 1989 et au théâtre du Rond-Point en 1995 dans la mise en scène de Marcel Maréchal.

Bibliographie

Jean-Pierre Kempf et Jacques Petit, Études sur la « Trilogie » de Claudel, 2, Le Pain dur, Archives des Lettres Modernes, 1967 (4).

Jacques Petit, « Le Pain dur » de Paul Claudel, édition critique, Les Belles lettres, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1975.

Nathalie Macé, « La trilogie des Coûfontaine : saga mélodramatique ou parabole mystique », dans Coulisses, Publications de l’Université de Franche-Comté, hors-série n° 2, 2003.

Didier Alexandre, préface et notes au Pain dur dans l’édition du Théâtre de Claudel dans la Pléiade, 2011, t. II. P. 1483-1492.

Le Père humilié

Conçu à Hambourg dès le mois de juillet 1914, Le Père humilié a été composé à Rome entre le mois de novembre 1915 et le mois de juillet 1916, dans l’enthousiasme et l’émerveillement que procurait à Claudel son séjour dans la capitale italienne, et publié dans la NRF en septembre et octobre 1919.

Le Père humilié est la « suite » du Pain dur comme Le Pain dur était la suite de L’Otage. L’action se déroule à Rome, de 1869 à 1871, alors que troupes de Garibaldi s’emparent des États du pape et que se déclare en 1870 la guerre entre l’Allemagne et la France alliée à l’Italie. Le premier acte se déroule dans les jardins d’une villa de Rome, où un exilé polonais, le prince Wronsky, donne une fête costumée où se rencontrent Pensée de Coûfontaine, fille aveugle de Sichel et de Louis de Coûfontaine, devenu ambassadeur de France en Italie, et les frères Orian et Orso de Homodarmes, neveux du Pape, tous deux amoureux de Pensée. Pensée entraîne Orian dans une promenade à travers les jardins où ils s’avouent leur amour. L’acte II se situe dans un cloître où le pape s’entretient avec un frère mineur, auquel il confie son inquiétude et son désarroi devant les menaces qui pèsent sur les États du Saint-Siège, puis avec Orso et Orian de Homodarmes, auquel il conseille de renoncer à sa passion pour se livrer à sa vocation religieuse et de s’effacer pour laisser son frère épouser Pensée. À l’acte III, situé au mois de septembre 1870, alors que Rome a été conquise par Garibaldi et la France vaincue par l’Allemagne, Orian, qui s’était éloigné pendant un an, retrouve Pensée qu’il n’a pas cessé d’aimer et tous deux cèdent à leur passion. Les fiançailles d’Orso et Pensée sont rompues. Au dernier acte, en 1871, Pensée attend un enfant d’Orian. Mais Orso vient annoncer la mort d’Orian tué sur le champ de bataille dans la guerre contre la Prusse. Il a rapporté sa tête, puis, dans une version corrigée du drame en 1946, son cœur dans une corbeille de fleurs. Pensée épousera Orso pour sauvegarder l’honneur et élever son enfant, tout en restant indéfectiblement fidèle à Orian.

Bien que soit respecté le cadre historique emprunté aux événements de l’unité italienne et de la guerre de 1870, l’histoire importe ici moins, contrairement aux pièces précédentes de la Trilogie, que le drame amoureux, marqué par le souvenir douloureux de la passion de Partage de Midi, et le drame spirituel, engendré par le débat, comme dans Partage de Midi, entre la vocation religieuse et l’amour humain, et surtout le drame mystique, inspiré par le conflit entre la passion amoureuse et les aspirations religieuses, et sous-tendu par la question des relations entre le christianisme et le judaïsme. Pensée, fille de la juive Sichel et de Louis, fils de Sygne de Coûfontaine attachée à la tradition monarchiste et catholique, est partagée entre deux héritages et deux vocations. Aveugle, elle est semblable à la Synagogue, telle qu’elle est représentée avec un bandeau sur les yeux aux portes de la cathédrale de Strasbourg. L’enfant qu’elle conçoit d’Orian, neveu du Pape, et qui devait être le héros d’un nouveau drame que Claudel n’a jamais écrit, signifie l’espoir de la réconciliation entre Rome et Israël, à laquelle Claudel n’a cessé de réfléchir et à laquelle il a consacré par la suite de nombreux écrits, notamment dans L’Evangile d’Isaïe et Une voix sur Israël. Plus profondément encore, la vocation d’Orian et le symbolisme du personnage de Pensée, l’amour d’Orian, dont le nom est lumière, et de l’aveugle Pensée, représentant à la fois l’Ancien Testament et la nuit de la foi, « la fiancée du Cantique » et l’âme en quête de Dieu, confèrent au drame une signification et une résonance proprement mystiques.

L’émotion ressentie par Claudel à Rome et l’élévation du conflit spirituel figuré dans le drame ont conduit l’auteur à renouer dans cette œuvre avec le ton lyrique auquel il avait renoncé dans les deux précédents drames. La douceur de la fête nocturne dans le jardin du premier acte, la mélancolie des élégies amoureuses dans les ruines du Palatin, la douleur et la noblesse des attitudes et des sentiments dans le dénouement, rehaussées, dans la version de 1944, par un finale lyrique, l’écriture et le ton du Père humilié en font, selon Claudel, dans une lettre à Georges Crémieux du 7 septembre 1945, « un drame tout de sentiment et de poésie », et même, écrivait-il en 1946 , « le plus musical de tous mes drames ».

Créé en Allemagne en 1926, Le Père humilié ne sera représenté en France qu’en 1946, au théâtre des Champs-Élysées, dans une mise en scène de jean Valcourt, sans grand succès. La pièce a été reprise en 1962 au théâtre du Vieux-Colombier, dans la mise en scène de Bernard Jenny, puis au théâtre du Rond-Point, en 1995, dans le cadre de la représentation des trois pièces de la Trilogie par Marcel Maréchal.

Bibliographie

Jean-Pierre Kempf et Jacques Petit, Études sur la « Trilogie » de Claudel, 3, «  Le Père humilié », Archives des Lettres Modernes, n° 87, 1968.

La Figure d’Israël, Cahier Paul Claudel 7, Gallimard, 1968.

Didier Alexandre, préface et notes au Père humilié dans P. Claudel, Théâtre, la Pléiade, 2011, t. II, p. 1524-1548.

Mises en scène

TURELURE. — Est-ce contre le Roi que la révolution a été faite, ou contre Dieu ? ou contre les nobles, et les moines, et les parlements, et tous ces corps biscornus ! Entendez-moi :
C'est une révolution contre le hasard !
Quand un homme veut remettre son bien ruiné en état,
Il ne va pas s'embarrasser superstitieusement d'usage et de tradition, ni continuer à faire simplement ce qu'il faisait.
Il a souci de choses plus anciennes qui sont la terre et le soleil,
Se fiant dans sa propre raison.
[...]
Et c'est moi qui ai tort de parler raison.
Il ne s'agissait guère de raison au beau soleil de ce bel été de l'An Un ! Que les reines-Claude ont été bonnes, cette année-là, il n'y avait qu'à les cueillir, et qu'il faisait chaud !
Seigneur ! que nous étions jeunes alors, le monde n'était pas assez grand pour nous !
On allait flanquer toute la vieillerie par terre, on allait faire quelque chose de bien plus beau !
On allait tout ouvrir, on allait coucher tous ensemble, on allait se promener sans contrainte et sans culotte au milieu de l'univers régénéré, on allait se mettre en marche au travers de la terre délivrée des dieux et des tyrans !
C'est la faute aussi de toutes ces vieilles choses qui n'étaient pas solides, c'était trop tentant de les secouer un petit peu pour voir ce qui arriverait !
Est-ce notre faute si tout nous est tombé sur le dos ? Ma foi, je ne regrette rien.
C'est comme ce gros Louis Seize ! la tête ne lui tenait guère.
Quantum potes, tantum aude ! C'est la devise des Français.

Et tant qu'il y aura des Français, vous ne leur ôterez pas le vieil enthousiasme, vous ne leur ôterez pas le vieil esprit risque-tout d'aventure et d'invention !

L'Otage, acte II, sc. 1., Théâtre, t. II, La Pléiade, p. 258-259

Bibliographie