Cent Phrases pour éventails

Cent Phrases pour éventail - D.R.

La publication de Cent Phrases pour éventails est en réalité l’aboutissement d’un processus dans lequel on peut distinguer quatre étapes au cours desquelles l’esprit du recueil a sensiblement évolué. Les trois premières publications se font au Japon et ne relèvent pas, dans l’esprit de Claudel, du commerce à proprement parler (voir dans la bibliographie Michel Lefèvre, Entretien avec Paul Claudel, p. 114). Après avoir collaboré avec le peintre japonais Tomita Keisen (1879-1936) à propos du poème intitulé « La Muraille intérieure de Tokyô » (ou « Les Douze Vues de la Muraille intérieure » ou « Poèmes au verso de sainte Geneviève », ou encore en japonais  » Kojo-ju-ni-kei « , 1922), Claudel décide de prolonger ce mode de travail qui allie un peintre et un poète en concevant pour la première fois le 6 juin 1926 des « phrases » (voir Journal, t. I, p. 721) qu’il continuera de composer jusqu’en janvier 1927. Il publie tout d’abord Souffle des quatre souffles (octobre 1926, 200 exemplaires ainsi que 2 exemplaires d’auteur et 3 exemplaires de grand luxe, titre japonais : Shi-fu-jô). Il s’agit de quatre poèmes (phrases 69, 106, 16 et 63 du recueil définitif) écrits au pinceau de la main de Claudel, juxtaposés à quatre dessins à l’encre de Chine et à l’aquarelle de Tomita Keisen, le tout disposé sur la forme d’un éventail en papier de lin bistre de 20, 3 cm sur 52, 8 cm. L’inspiration est multiple: le « livre de dialogue » entre un peintre et un poète dans la tradition occidentale (voir Yves Peyré, Peinture et poésie), mais aussi, bien évidemment, certaines traditions picturales dont Tomita Keisen est spécialiste — la peinture des lieux célèbres (meishô-e), de paysages (fukô-ga), de fleurs et d’oiseaux (kachô-ga), des quatre saisons (shiki-e) et naturellement la peinture pour éventails (senma-ga) —, et plus généralement la « peinture lettrée ». Souffle renvoie également au genre du haïku, considéré en Occident comme représentatif de la culture japonaise, tant du point de vue de la structuration globale du recueil divisé en quatre saisons que du point de vue de la structure singulière des phrases qui, outre la brièveté qui les définit, comportent bien souvent deux des caractéristiques formelles du haïku, le « mot-saison » (kigo) et, à travers ce que Claudel nommera « l’exclamation » dans la préface du recueil définitif, le « mot-césure » (kireji).

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Cent Phrases pour éventail – D.R.

Mais, dans le même temps, Claudel a composé d’autres « phrases » qu’il avait écartées de sa sélection des 4 poèmes de Souffle. Il reprend donc le projet en lui donnant un premier infléchissement: ce sont les Poëmes du Pont-des-Faisans publiés le mois suivant (novembre 1926, titre japonais: Chiketsu-shû), qui comportent, outre les quatre dessins-poèmes de Souffle, d’une part 16 poèmes de la main de Claudel mais présentés seuls sans dessin en regard (ce qui élève le nombre de poèmes à 20) et d’autre part 16 dessins de Tomita Keisen, également séparés, le tout constituant 36 éventails. Le fait de séparer les dessins japonais des textes français éloigne l’esprit de la publication de l’idéal de fusion entre les caractères ou lettres du poète et les traits du peintre, idéal de la peinture lettrée. Claudel s’oriente vers un autre projet que les conférences publiées dans ces années (en particulier « Idéogrammes occidentaux » de 1926 et les autres textes des Œuvres en prose mentionnés dans la bibliographie) précisent et que le dernier état du recueil, Cent Phrases pour éventails, fixe.
Cent Phrases pour éventails (1927, édition Koshiba, titre japonais: Hyaku sen chô, littéralement « recueil ou cahier de cent éventails »), tout d’abord publié au Japon, repose sur le principe de « l’émulation » (voir préface) : il ne s’agit plus de fondre deux pratiques, peinture (japonaise) et poésie (française), mais de faire aussi bien (en français) que les poètes-calligraphes japonais ou chinois. C’est pourquoi Claudel dispose en regard d’un côté deux kanji (idéogrammes chinois empruntés par la langue japonaise), choisis par « messieurs Yamanoushi et Yoshié », et tracés par le calligraphe Ikuma Arishima, et de l’autre une « phrase », avec le plus souvent, une ou quelques lettres occidentales faisant incursion du côté japonais. Le dessin a donc disparu, puisqu’on ne cherche pas à dire la continuité possible entre la chose (représentée globalement dans le dessin) et le mot, mais à prouver que les lettres, les mots et les « phrases » françaises, comme les idéogrammes tels que Claudel et son époque les conçoivent, peuvent comporter en eux-mêmes cette continuité, à condition de créer un art calligraphique propre aux lettres occidentales. Par ailleurs, le recueil se présente comme un livre d’Extrême-Orient, sous la forme de trois accordéons de papier de 29 cm sur 10 cm, placés dans une « boîte de toile grise mouchetée d’or à fermeture d’ivoire » (Truffet, Edition critique, p. 18). Enfin, Cent Phrases pour éventail comporte non pas 100, mais 172 poèmes où la structuration initiale selon les saisons n’est plus visible, mais où l’on peut déceler une logique d’expansion conformément au principe de ‘l’imitation  » de la nature que Claudel associe à l’artiste japonais, par opposition à la « copie » (voir Connaissance de l’Est, « Çà et là »).
Quinze ans après l’édition japonaise, Claudel décide de publier de façon plus large le recueil, chez Gallimard, en 1942. Il ajoute alors une préface signée de Brangues, le 25 juin 1941.

 Le contenu du recueil trouve dans la plupart des cas son origine dans une expérience directe dont Claudel consigne parfois la trace dans son Journal, pour ensuite travailler ce matériau brut jusqu’à la formulation de la « phrase ». Claudel puise son inspiration dans le séjour au Japon en tant qu’ambassadeur, entre novembre 1921 et février 1927 (ce qui explique le titre choisi pour le second recueil, les Poëmes du Pont-des-Faisans, qui renvoie au nom de la résidence de l’ambassadeur de France à Tokyo). Mais ce sont surtout les voyages effectués à l’intérieur de l’archipel nippon qui ont nourri l’imaginaire de Cent Phrases pour éventails, essentiellement les séjours d’été (juillet-août 1922, juillet 1923 et juillet-août 1926) à Chuzenji-ko, site célèbre composé d’un lac, de temples et du mont Nantaï, et encore davantage la croisière dans la Mer Intérieure en avril-août 1926, qui se poursuit dans le Yamato, par la visite de Nara, de Kyoto, où il retrouve son ami peintre Tomita Keisen, et qui se termine par un dernier séjour à Chuzenji-ko. Ce voyage donne du reste lieu à trois textes qui éclairent l’esprit dans lequel les Cent Phrases ont été composées : Le Poëte et le vase d’encens, Le Poëte et le shamisen et Jules ou l’homme aux deux cravates. Par ailleurs, les voyages qu’il a faits en Indochine, en particulier la visite des temples d’Angkor au Cambodge les 3 et 4 octobre 1921, puis un nouveau voyage en février 1925 (voir Journal, t. I, p. 522 et passim.), sont aussi à l’origine de certaines phrases, celles où il est question de serpents, de nagâs ou d’hydres par exemple.

La publication occupe les derniers mois du séjour de Claudel dans un pays dont il a dit qu’il n’était pas loin du paradis. On peut donc considérer l’ouvrage comme un hommage au Japon, hommage dans l’esprit et dans la forme. En effet le recueil met en scène un Japon lumineux et glorieux, mais de plus, comme nous l’avons vu, il emprunte à plusieurs traditions propres au Japon, ou du moins à l’Extrême-Orient : le haïku, certaines traditions picturales extrême-orientales, la calligraphie, ainsi qu’un certain rapport à la nature et au monde (que Claudel nomme l’ahité, en japonais mono no aware). Toutefois, il ne s’agit pas pour Claudel de renoncer à son identité de chrétien occidental. L’esprit des Cent Phrases pour éventails, nous l’avons dit, est celui de « l’émulation » : le recueil est un défi lancé par un poète occidental à la tradition extrême-orientale sur un terrain qui lui semble a priori réservé, la calligraphie. Enfin, le Japon paradisiaque n’est somme toute qu’une belle image, un reflet, une « allusion » à la vérité ultime chrétienne : on peut lire en effet un parcours spirituel proprement chrétien dans le recueil (voir Philippe Postel, « Stèles mystérieuses, éventails mystiques« ).

Philippe Postel, Université de Nantes

 
Bibliographie :
Claudel
Edition critique et commentée de Cent Phrases pour éventails de Paul Claudel, par Michel Truffet, comportant la reproduction en fac-similé de l’édition originale japonaise, Paris, Les Belles Lettres, 1985, Centre de recherche Jacques-Petit (Littérature française XIXe et XXe siècles), vol. 42, Annales littéraires de l’université de Besançon, volume 310.
Cent Phrases pour éventails, Paris, Gallimard, « Poésie », 1996.
Connaissance de l’Est (1900-1907), Paris, Gallimard, « Poésie », 1974, en particulier « Religion du Signe » et « Çà et là »
Journal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 tomes, 1968.
Le Poëte et le shamisen. Le Poëte et le vase d’encens. Jules ou l’homme-aux-deux-cravates, Paris, Les Belles Lettres, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1970, édition critique et commentée par Michel Malicet.
Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, en particulier, dans Accompagnements : « Introduction à un poème de Dante » (1921), « Paul Verlaine, poète de la nature et poète chrétien » (1935), « Mallarmé : La Catastrophe d’Igitur » (1926), « Notes sur Mallarmé » (1913) ; dans Contacts et circonstances : « Ma Conversion » (1913), « La poésie française et l’Extrême-Orient » (1937), « L’Oiseau noir dans le soleil levant » (en particulier « L’Affût du lutteur » (1936), « Un regard sur l’âme japonaise » (1923), « Une promenade à travers la littérature japonaise » (1925), « Nô » (1925-26), « Bounrakou » (1924), « La nature et la morale » (1925) ; dans Conversations dans le Loir-et-Cher, « Samedi » (1928) ; dans Figures et paraboles, « Le Départ de Lao-Tseu » (1931) ; dans L’Œil écoute, « Le Chemin dans l’art » (1937) ; dans Positions et propositions, « Réflexions et propositions sur le vers français », « Lettre à l’abbé Brémond sur l’inspiration poétique » (1927), « Religion et Poésie » (1927-28), « La Philosophie du livre » (1925), « Idéogrammes occidentaux » (1926), « Les Mots ont une âme » (1946), « L’Harmonie imitative » (1933), « L’Art religieux » (1952), « Lettre à Alexandre Cingria sur les causes de la décadence de l’art sacré » (1919), « Note sur l’art chrétien » (1932).
Poésies, Paris, Gallimard, « Poésie », 1970, en particulier : « La Muraille intérieure de Tokyô ».

Critique
D’Angelo, Paola, Lyrique japonaise de Paul Claudel, Paris, 1992, Thèse de Littérature comparée, sous la direction de M. Brunel, à l’Université de Paris IV-La Sorbonne.
Genette, Gérard, Mimologiques, voyage en Cratylie, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1976, « L’Ecriture en jeu », pp. 329-348.
Hue, Bernard, Littératures et arts de l’Orient dans l’œuvre de Claudel, Paris, Klincksieck, Publications de l’Université de Haute-Bretagne, t. VIII, 1978.
Lefèvre, Michel, Entretien avec Paul Claudel dans Une heure avec…, Paris, Gallimard, IIIe série, 1925 et Ve série, 1930.
Peyré, Yves, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, Paris, Gallimard,  » Livre d’art « , 2001.
Postel, Philippe,  » Stèles mystérieuses, éventails mystiques « , dans Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 171, 3e trimestre, octobre 2003, pp. 13-44.

 
Autour de Cent phrases pour éventails

poésie de Paul Claudel pour 6 voix solistes par Michel Decoust
> http://michel-decoust.net/fr/cent-phrases.html

 

PRÉFACE À CENT PHRASES POUR ÉVENTAILS de Paul Claudel

C'est le recueil de ces poëmes aujourd'hui pour la première fois après seize ans prêts à s'envoler sous notre ciel de France, que jadis au Japon, à la recherche de leur ombre, j'ai essayé effrontément de mêler à l'essaim rituel des haï kaï. Qui m'aurait permis — ce n'est pas ce pinceau déjà vibrant au plus délié de mes phalanges, ce n'est pas ce papier offert, aussi craquant que la soie, aussi tendu que la corde sous l'archet, aussi moelleux que le brouillard — de résister à la tentation là-bas partout ambiante de la calligraphie ? Ne suis-je pas, moi aussi, un spécialiste de la lettre ? Et la lettre occidentale, telle qu'au fil de notre pensée elle s'intègre en mots et en lettres, n'est-elle pas dans le geste qui la lie à ses voisines quelque chose d'aussi animé et péremptoire que le sigle chinois ? Le caractère s'imprime d'un seul coup sur l'idée et la propose, affichée, immobilisée à la correspondance de la constellation graphique qu'il évoque autour de lui. Mais la lettre dans son analyse et report sur la ligne horizontale du concept imaginaire est à la fois figure et mouvement, une espèce d'engin sémantique. O, suivant sa jonction avec les autres traits alphabétiques, peut être le soleil, la lune, une roue, une poulie, une bouche ouverte, un lac, un trou, une île, un zéro, — la fonction de tout cela. I peut être un dard, l'index tendu, un arbre, une colonne, l'affirmation de la personne et de l'unité. M est la mer, la montagne, la main, la mesure, l'âme, l'identité. Et si de toutes ces bouches et barres ajoutées nous formons un mot, quel idéogramme plus parfait que cœur, œil, sœur, même, soi, rêve, pied, toit, etc. ? Le mot chez nous (qui signifie : acquis par le mouvement) est un ensemble obtenu par une succession. Il vibre encore, il émane encore dans cet arrêt du blanc qui le limite l'allure de la main qui l'a tracé. On assiste à l'élan qui a noué les anneaux de cette chaîne. On va dans une direction qui est de gauche à droite, et la main, une ligne sous l'autre ligne, reprend inlassablement le même trajet. Le poëte va dans la direction de son lecteur, puis revenant vers lui-même, comme la plume à l'encrier, il recommence le parcours.
Seulement le papier est lisse, les lettres, penchées toutes en avant, créent une espèce de pente qui entraîne, et le poëte bientôt, s'il ne surveille pas sa monture, qui est cette plume effrénée entre ses doigts, ne s'occupe plus que du but et non pas des vestiges que laisse derrière lui sa course.
Mais qu'à la plume il ait substitué le pinceau, tout change ! À l'attelage incliné des trois doigts et du style se substitue une attention verticale. À la vocalise continue une analyse lettre à lettre. Le mot, lentement dessiné et perpendiculaire à l'œil, dégage le sens total des diverses efficiences qu'il coagule (et dans ce mot même que je viens d'écrire, est-ce que l'encre ne fait pas briller aux yeux du lecteur une triple goutte ?). Le poëte n'est plus seulement l'auteur, mais comme le peintre, le spectateur et le critique de son œuvre, au fur et à mesure qu'il se voit lui-même en train de la réaliser. Sa création se fait sous ses yeux au ralenti. Il a le temps. Dès lors, pourquoi la contrainte extérieure et mécanique du papier et de la prosodie ? Laissons à chaque mot, qu'il soit fait d'un seul ou de plusieurs vocables, à chaque proposition verbale, l'espace — le temps — nécessaire à sa pleine sonorité, à sa dilatation dans le blanc. Que chaque groupe ou individu graphique prenne librement sur l'aire attribuée l'habile position qui lui convient par rapport aux autres groupes. Substituons à la ligne uniforme un libre ébat au sein de la deuxième dimension ! Et puisque c'est la pensée seule par une espèce de choc en retour qui solidifie les successifs éléments du mot, pourquoi ne pas retarder quand il le faut par un espacement calculé la résolution du noir caillot intellectuel et prolonger l'insistance de l'appel qu'il articule ?
Le poëme lui-même s'inscrit sur deux colonnes parallèles, la marge étant réservée à ce qu'on peut appeler titre ou racine ou exclamation.

 

Brangues, 25 juin 1941*

* Bien entendu je fais appel à l'indulgence du lecteur pour un calque typographique forcément imparfait. 1952.

Préface à Cent Phrases pour Éventails. Œuvre Poétique. Gallimard, Pléiade, p. 699-701

Bibliographie