Claudel et les États-Unis

Les deux séjours que Claudel a faits aux États-Unis ont été parmi les plus importants de sa carrière diplomatique. L’Amérique lui a donné l’occasion de découvrir et de développer ses capacités professionnelles, surtout pendant la période de son ambassade à Washington entre 1927 et 1933, où il a participé à plusieurs négociations d’importance mondiale. Claudel apprécie le dynamisme des États-Unis mais juge sévèrement le matérialisme et la superficialité de la culture américaine.

Son premier poste diplomatique est celui de vice-consul à New-York, où il restera entre avril et décembre1893. Il est nommé ensuite à Boston où il sera gérant du consulat jusqu’en février 1895. Cette étape américaine lui fournit à la fois sa première expérience professionnelle et son premier apprentissage de l’exil inhérent à la vie diplomatique. À New-York ses fonctions consulaires se limitent à des tâches ennuyeuses, mais il trouve le temps de commencer à traduire l’Agamemnon d’Eschyle et à remanier Tête d’Or. Surtout, il compose L’Échange, qui exprime, à travers ses conflits dramatiques et psychologiques, le mélange d’inquiétude et de fascination du poète devant la culture américaine. À côté de Marthe, la jeune épouse légitime qui incarne les valeurs authentiques du monde ancien, le commerçant Thomas Pollock Nageoire représente les pouvoirs ambigus de l’argent : source d’un matérialisme creux et barbare, c’est aussi une mesure neutre d’évaluation qui peut inspirer les êtres à comparer, améliorer ou « échanger » leur destin. Cet aspect de la pièce signale l’intérêt spécial que Claudel a commencé à prendre aux questions économiques, qui jouent un rôle primordial en Amérique, mais qui vont lui apparaître de plus en plus comme déterminantes dans les affaires du monde entier. Face à ces deux personnages, l’actrice Lechy Elbernon et le jeune Louis Laine incarnent des traits plus troublants que Claudel attribue à l’instabilité de la vie américaine : l’évasion dans les excès de l’alcool, de la violence ou du rêve. Le caractère et le destin tragique de Laine, le jeune sauvage, reflètent l’intérêt de Claudel pour le monde amérindien, dont les mythes jouent un rôle important dans la pièce. La célébration du monde naturel qui caractérise le personnage témoigne également de l’influence de Walt Whitman. La deuxième version de la pièce, publiée en 1954, garde ces influences américaines, mais déplace l’action de la côte Nord-Est vers le Sud d’après la Guerre de Sécession.

Le bref séjour du jeune vice-consul à Boston sera occupé à des activités professionnelles plus intéressantes, en même temps qu’à l’achèvement de la traduction de l’Agamemnon, à celui de la deuxième version de Tête d’Or, et aux débuts du remaniement de La Ville et de La Jeune fille Violaine, où l’on retrouve quelques références à la vie américaine.

De 1895 à 1927, les contacts de Claudel avec les États-Unis se limiteront à un passage à New-York et à Washington entre le 14 janvier et le 5 février 1919, au cours de son retour du Brésil. Ce bref passage lui permettra d’apercevoir les nouveaux gratte-ciel de New-York et l’évolution rapide du paysage urbain.

En 1927, Claudel arrivera directement du Japon pour assumer ses fonctions d’ambassadeur à Washington. Dès son arrivée, il est chargé de négocier le règlement d’un des problèmes les plus graves de l’époque : les obligations financières que la France a contractées envers les États-Unis pendant et suivant la Grande Guerre. La question est d’autant plus épineuse que les dettes de guerre sont inextricablement enchevêtrées et partagées parmi les anciens adversaires. Malgré les efforts patients de Claudel et les rapports cordiaux qu’il a pu créer avec le président Roosevelt, les corps législatifs des deux pays sont butés sur leurs positions. L’impasse entraînera éventuellement le départ de Claudel et sa mutation à Bruxelles.

En revanche, pendant son séjour américain il aura la satisfaction de participer aux négociations pour le traité d’arbitrage et de conciliation entre la France et les États-Unis (le 6 février 1928) et pour l’accord multilatéral Briand-Kellogg, qui vise à mettre la guerre définitivement hors-la-loi (le 27 avril 1928). Il travaille énergiquement pour encourager les liens d’amitié et de commerce entre les États-Unis et la France, visitant en particulier les régions francophones des États-Unis, la Louisiane et la Nouvelle Angleterre, aussi bien que le Canada francophone.

Ses analyses pénétrantes de la société et de l’économie américaines amèneront Claudel à prédire l’effondrement financier de 1929. À son avis, la crise a été préparée par la poursuite effrénée de la prospérité matérielle et du progrès technologique qui caractérise les États-Unis. Les valeurs léguées par l’héritage protestant et puritain continuent à dominer la vie sociale et politique, comme en témoigne la Prohibition, qui exaspère particulièrement le poète.

L’activité littéraire de Claudel prend un tournant à cette époque, puisque son œuvre dramatique et poétique est arrivée à sa conclusion avec l’achèvement du Soulier de satin. L’œuvre dramatique se prolongera avec la composition du Livre de Christophe Colomb consacré au découvreur de l’Amérique (1927), mais l’entreprise essentielle de l’époque américaine est le début de ses commentaires bibliques, avec Au milieu des vitraux de l’Apocalypse (achevé en 1932). Pendant ce temps, il rédige aussi des réflexions en prose sur divers sujets littéraires et culturels. Les Conversations dans le Loir-et-Cher (1925-28) traitent les différentes formes de vie en société ; Claudel voit la culture américaine comme une forme extrême du modernisme, dynamique, frénétique et instable, créatrice d’un urbanisme industrialisé et déshumanisé. « L’Amérique ne parle pas, elle chante, elle ronfle, elle compte, elle tourne indéfiniment sur elle-même comme une dynamo insérée entre les deux Pôles et les deux bouts du Continent » (Pr., p. 789). Malgré ses réserves sur les valeurs et la culture du pays, il s’intéresse à la littérature américaine et ses figures importantes comme Theodore Dreiser, le poète Sidney Lanier, Walt Whitman et surtout l’admiration de sa jeunesse, Edgar Poe.

Claudel aimait rappeler à ses auditeurs américains les rapports anciens et intimes qui lient la France et les États-Unis depuis les deux Révolutions contemporaines qui ont fondé leurs nations modernes. Comme les Amériques occupent une place majeure dans le drame planétaire du Soulier de satin, dans la vision claudélienne de l’unité des peuples et des terres, les États-Unis sont appelés à jouer un rôle de premier plan.

Nina HELLERSTEIN

Bibliographie :
Paul Claudel, Œuvres diplomatiques, ambassadeur aux États-Unis (1927-1933), éd. Lucile Garbagnati, L’Âge d’Homme, 1994.
Claudel et l’Amérique, éditions de l’Université d’Ottawa, 1964.
Claudel et l’Amérique II, id., 1969.
Claudel aux États-Unis (1927-1933), Cahiers Paul Claudel 11, Gallimard, 1982.