Le diplomate

« Un point c’est tout. Point diplomatique ». Ainsi parle un personnage de Partage de Midi (deuxième version): Claudel prend maintes fois plaisir à faire soudain surgir dans son œuvre littéraire l’évocation de ce qu’il appelle son « second métier », la Diplomatie, qui fit de lui, comme il s’en vante « un virtuose de la longitude ».
« J’ai soif de l’énormité de la mer », s’écriait Anne Vercors. Partout se posera au poète la question que lui avait suggérée Mallarmé: « Qu’est-ce que cela veut dire? ». « Mon affaire serait surtout de regarder, connaître, comprendre », écrit-il dans les Conversations dans le Loir et Cher. Le fils poète d’un modeste fonctionnaire devait en même temps gagner sa vie: il entra au ministère des Affaires étrangères, conciliant ainsi deux vocations, la Littérature et la Diplomatie.

L’écrivain Jules Renard s’étonnait dans son Journal: « Claudel… qui passe pour un homme de génie… reste au bureau par devoir, fait des rapports par devoir… au point même qu’il en fait qu’on ne lui demande pas ». « Je suis payé », répondait simplement Claudel et « je tâche de gagner mon argent » (Pléiade, Journal de Jules Renard). Il ne permettait pas qu’on plaisante sur ses fonctions et sur ce qu’il considérait son « devoir d’état ».

Ainsi se poursuivit durant 46 ans un long parcours commencé le 6 janvier 1890, date du concours d’admission aux carrières diplomatique et consulaire, auquel il fut reçu premier, pour se terminer le 30 mai 1935, départ de Bruxelles, son dernier poste. Le concours d’entrée ouvrait les deux carrières, celle des consulats et celle des ambassades, son peu de goût pour la vie mondaine et un souci d’indépendance l’amenèrent à opter d’abord pour les consulats après un stage préalable à l’administration centrale, au quai d’Orsay, à la sous-direction des Affaires commerciales, jusqu’à son départ pour l’étranger au mois de mars 1893: nommé vice-consul à New York, il exercera ensuite la gérance du consulat de Boston, avant de commencer un long séjour de 15 ans en Chine, le pays dont il rêvait depuis l’enfance. On le voit consul suppléant à Shangaï, où il arrive le 14 juillet 1895, puis gérant des consulats d’Hankeou et de Fou-tcheou avant d’être nommé consul à Fou-tcheou au mois de septembre 1898: il y demeurera jusqu’en 1905. Il se signale durant ce premier séjour chinois par une intervention active en faveur des missions catholiques, par les négociations et la signature d’une convention pour la restauration de l’Arsenal de Fou-tcheou.
Il avait reçu pour ses activités les félicitations réitérées de son ambassadeur à Pékin. Rentrant en France en 1905 après le drame de Partage de Midi, il avait, avant son retour, fait la connaissance de Philippe Berthelot alors chargé de mission en Chine, rencontre décisive pour la future carrière de Paul Claudel aux Affaires étrangères.
« Et puis », écrit-il (Pr, 369), « après je ne sais combien de saisons sous les soleils de Chine, une inspiration du Personnel me planta tout à coup en plein cœur du continent européen » (Pr, 369).
C’est la première guerre mondiale qui marquera le grand tournant de sa carrière: son passage du corps consulaire dans le corps diplomatique avec la nomination en 1917 de ministre plénipotentiaire au Brésil.
Il avait auparavant rempli en Italie en 1916 une mission d’attaché commercial, évoquée par le diplomate François Charles-Roux, alors en poste à Rome, dans ses Souvenirs Diplomatiques: « attaché commercial hors-série », précise-t-il.
C’est l’occasion de signaler l’attrait exercé sur Claudel par les questions économiques (publication d’une longue étude concernant l’impôt sur le thé en Angleterre, renouveau d’intérêt à l’époque pour les questions commerciales en raison des développements de la politique coloniale. A ces intérêts de l’administrateur correspondait la fascination du poète pour les métaux précieux, l’argent et l’argenterie. Il arrive aux États-Unis avec en tête une « Dramaturgie de l’Or ». Ses compétences dans le domaine commercial furent utilisées dans son premier poste diplomatique après sa nomination (février 1917) de ministre plénipotentiaire à Rio.
C’est aussi l’époque où la situation politique de la Pologne appelle particulièrement son attention. Le poste suivant ne sera pas pourtant Varsovie mais le Danemark (août-septembre 1919), où il représente la France à la commission internationale chargée de statuer sur le Schlesvig-Holstein. Il se signale par son hostilité à Litvinov, le ministre russe présent alors à Copenhague.
Il occupera ensuite jusqu’à sa retraite trois postes d’ambassadeur :

– au Japon, 11 janvier 1921-17 février 1927 (il y fut profondément marqué par le NÔ japonais, subit le tremblement de terre de Tokyo, joua un rôle culturel important. Rédaction définitive du Soulier de satin). Création de la Maison franco-japonaise.

– aux États-Unis, 7-8 février 1927-1933.
– le 6 février 1928 : traité de conciliation et d’arbitrage franco-américain.
– 28 août 1928 : signature à Paris du pacte multilatéral contre la guerre (Pacte Briand-Kellog).
– 1931 : Visite à Washington du président du Conseil Pierre Laval.
– 1933 : Entretiens avec Roosevelt sur la question des dettes. Voyages en Louisiane et en Nouvelle Angleterre.
 
 – en Belgique.

– mars 1933 : nomination d’ambassadeur. 18 mars, arrivée à Bruxelles, Voyages à Liège, Anvers, aux Pays-Bas.
– novembre 1934 : Conférence à La Haye sur la peinture hollandaise.
– 9 mai 1935 : Fin de la carrière diplomatique.

Chacun de ces postes a suscité de sa part une abondante correspondance diplomatique qui reflète une expérience étendue de la politique internationale.
Il s’était donné une philosophie politique de grand bon sens, de sagesse teintée de scepticisme mais où dominait l’espoir (lettre à André Gide, 15 janvier 1910).
Il n’abandonna jamais dans ses écrits officiels le sens de l’humour qui le caractérisait et que révèlent ses Souvenirs de carrière (Pr, 1247).

Sans s’attribuer un rôle diplomatique de premier plan, il écrit le 16 mai 1935 dans une lettre à l’ambassadeur Wladimir d’Ormesson: « Je puis me rendre cette justice que j’ai toujours fait du mieux que je pouvais avec tout le sérieux possible » (Bulletin de la Société Paul Claudel, n°158, 2ème trimestre 2000). Il se félicite de la compréhension du Ministère à son égard.

      Paulette Enjalran

Bibliographie : Une petite partie de la Correspondance diplomatique de Paul Claudel a été publiée dans la collection des Cahiers Paul Claudel (Éditions de la N.R.F.).
Le Centre Jacques-Petit, Bibliothèque de l’Âge d’homme, a entrepris sous la direction de Lucile Garbagnati une publication des Œuvres diplomatiques dont les deux premiers volumes sont consacrés aux États-Unis.
Les mémoires improvisés recueillis par Jean Amrouche, Gallimard, NRF, 2001, font une large part à la vie diplomatique.
– « Souvenirs de la Carrière L’Absent professionnel » in Œuvres en prose, pléiade, Gallimard, 1965, p. 1247-1251.

Sont présentés dans cette section les principaux pays où le diplomate a été en poste. Pour les autres pays, voir Réception de Claudel hors de France.

Claudel et l’Allemagne

Claudel et le Japon

Claudel et la Chine

Claudel et le Brésil

Claudel et les États-Unis

Claudel et l’Europe

Claudel et la politique

Extrait : BRIAND

[…] Cet art de sentir et d'écouter, plus encore que ce timbre incomparable, c'était le don de Briand, et c'est à lui que pendant de longues années il dut sa maîtrise dans les conversations diplomatiques. Son interlocuteur savait qu'il avait devant lui, non pas quelqu'un comme Poincaré, étroitement emprisonné dans une attitude légale et dans un texte écrit, mais un esprit ouvert et capable d'apprécier en amateur compétent l'opinion même qu'il ne pouvait partager. Devant un artiste de cette classe il n'y avait pas autre chose à faire, comme on dit, que de "jouer vrai" et de fournir le meilleur de son petit talent. Cet art de sentir et d'écouter, plus encore que ce timbre incomparable, c'était le don de Briand, et c'est à lui que pendant de longues années il dut sa maîtrise dans les conversations diplomatiques. Son interlocuteur savait qu'il avait devant lui, non pas quelqu'un comme Poincaré, étroitement emprisonné dans une attitude légale et dans un texte écrit, mais un esprit ouvert et capable d'apprécier en amateur compétent l'opinion même qu'il ne pouvait partager. Devant un artiste de cette classe il n'y avait pas autre chose à faire, comme on dit, que de "jouer vrai" et de fournir le meilleur de son petit talent. Si l'on essayait de s'égarer dans le mensonge et dans le pathos, si l'on se permettait auprès de ce virtuose quelques fantaisies de ménétrier, aussitôt un mot de gavroche, un éclair de cet œil ironique et affectueux, un mouvement de cette grosse lèvre toujours occupée à soupeser la cigarette absente, suffisait à ramener l'imprudent à la clé de sol. Briand constituait à lui tout seul tout un auditoire dont il était flatteur de mériter l'assentiment, un assentiment qu'il n'était pas trop cher de payer à son prix. Il était l'homme qui ne s'emporte pas, qui ne se passionne pas, qui comprend tout, qui s'intéresse à tout, qui ouvre à toutes les confidences et à toutes les difficultés la tentation d'une oreille indulgente et expérimentée de confesseur. Comme un excellent metteur en scène, il donnait à son partenaire l'occasion, ou du moins le désir, d'avoir été "bon", d'avoir parlé comme il faut, on était fier de se sentir en sa compagnie si supérieur, si raisonnable, le thème adroitement manipulé par ses mains parisiennes, de conciliation et de bon sens, prenait un attrait tout nouveau, les difficultés s'amenuisaient, sinon jusqu'à la solution, au moins jusqu'à la transparence. Et dans ce sceptique il y avait une sincérité incontestable et émouvante, une horreur de la violence et du gâchis. C'est vrai, il aimait la paix et il la faisait aimer. "Tant que je serai là, disait notre vieux chef, il n'y aura pas de guerre." Il n'y est plus. Le temps ne marche pas toujours à la même allure et au cours de ces dernières années, le courant a filé si raide et si vite qu'on a peine à distinguer dans la brume rétrospective cette anse lumineuse où jadis deux hommes d'État sous la tonnelle, le verre en main et la fumée aux lèvres échangeaient des propos alternés. L'Europe a subi en un instant une transformation si profonde qu'elle fait songer à ce que la géologie nous apprend des élaborations métamorphiques. On croyait que la facilité et l'accélération des communications allaient dilater les nations, elle n'a fait dans un resserrement général que leur donner une conscience plus jalouse et plus exclusive de leurs différences et de leurs intérêts. Nous avons vu les blocs voisins du nôtre procéder à un phénomène de fusion intérieure et de durcissement périphérique qui les rend de plus en plus homogènes et de plus en plus impénétrables. C'est fini des conversations diplomatiques à mi-voix et de cette négociation diffuse et multiforme qui poursuivaient entre elles et comme d'elles-mêmes à travers des frontières complaisantes toutes sortes d'idées, de propositions et d'intérêts entrecroisés. Il n'y a plus que des pontons cuirassés et hermétiques qui oscillent dangereusement côte à côte dans un port sinistre et les communications de bord à bord se font par le truchement des haut-parleurs, sous un ciel exploré par les oiseaux de guerre. C'est la situation prévue par un certain évangile qui nous parle de la pressura gentium, de la compression des nations et de ces temps où les hommes se dessècheront, moins de terreur encore que d'attente. D'une situation aussi étrange on ne peut dire, semble-t-il, qu'une chose sûre, et, si l'on veut, consolante, c'est qu'elle ne peut durer. Et alors on se met à songer avec une sympathie mêlée d'attendrissement à ce vieil homme qui croyait obstinément que, oui, dans cette Europe hagarde et terrifiée, il y avait quelque chose de commun, une tradition, un héritage, le souvenir d'une culture libérale et chrétienne, une certaine habitude civilisée de vivre ensemble, un devoir de ménagement, un devoir au-dessus des biens immédiats à l'entente. En présence de ces performances grotesques et forcenées auxquelles se livrent devant des auditoires solidifiés par l'abrutissement et par la peur des solistes monstrueux, on recherche dans sa mémoire ce regard ironique et attristé qui traversait de part en part le clinquant et la baudruche. Car, encore plus que la guerre, il y avait une chose que détestait par-dessus tout ce vieux Français, ce Français aussi typique et autochtone qu'une dame de Nogent-le Rotrou et qu'un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, c'était le faux. Quand l'Europe a pris congé du bon sens, Briand a pris congé de la vie. (P. 7 mars 1936)

Proses Diverses. Œuvre en Prose. Gallimard, Pléiade, p. 269.