Bulletin de la Société Paul Claudel, n°176

Sommaire

Paul CLAUDEL
– Les vœux de Noël du poète à ses amis de la Société Paul Claudel

Liliane MEFFRE et Claude-Pierre PÉREZ
– Carl Einstein et Paul Claudel

Carl EINSTEIN
– " Sur Paul Claudel " traduit par Liliane Meffre

Carl EINSTEIN
– " Partage de Midi de Paul Claudel " traduit par Liliane Meffre

Jens ROSTECK
– Les Voies multiples d’un célèbre inconnu. Franz Blei

Alain BÉRETTA
– Wolf Dohrn, collaborateur artistique de Claudel à Hellerau

Christelle BRUN
– Götz von Seckendorff

André ESPIAU DE LA MAËSTRE
– Claudel et Hofmannsthal

Philippe CHARDIN
– Exaltés et offensés. Variations musiliennes sur L’Échange

Jacques MADAULE
– Un critique allemand de Paul Claudel : M. Herbert Dieckmann

Théâtre et Musique
– Alain BÉRETTA et Pascal LÉCROART : Verkündigung, un opéra de Walter Braunfels d’après L’Annonce faite à Marie
– Échange épistolaire entre Walter BRAUNFELS et Paul CLAUDEL

En marge des livres
– Jean-Noël SEGRESTAA : Pascal Lécroart, Paul Claudel et la rénovation du drame musical
– Moya LONGSTAFFE : Paul Claudel Papers. Vol. II
– Claude-Pierre PÉREZ : L’Oiseau Noir, n° 12, 2003

Interview
– Catherine Brémeau interroge le peintre Nicolaï Dronnikov sur Camille Claudel

L’École Charles Dullin rend hommage à Jacqueline Veinstein
Programme du cinquantenaire de la mort de Paul Claudel
Bibliographie
Annonces
Nécrologie

 

Carl Einstein et Paul Claudel

Carl Einstein, que l’on redécouvre aujourd’hui , a été très tôt attiré par la culture française. Il a même créé en 1912 une revue Neue Blätter , modeste et éphémère (six cahiers, de huit pages seulement, ont été publiés), mais dans l’intention déclarée de faire connaître la littérature française contemporaine en Allemagne. Le deuxième de ces cahiers est presque entièrement consacré à des traductions de textes de Paul Claudel : un dialogue tiré du Repos du septième jour, " Hymne du Saint Sacrement ", et le poème en prose " Pagode " extrait de Connaissance de l’Est (respectivement traduits par le poète pragois Paul Adler et par Jakob Hegner). En 1910 déjà Carl Einstein avait publié dans la revue de Franz Pfemfert Der Demokrat son premier article : " Claudels Mittagswende " (Partage de midi de Claudel) – œuvre que Franz Blei avait traduite deux années auparavant. Plus tard, en 1913, il donne un long article intitulé simplement : " Über Paul Claudel " (Sur Paul Claudel) au mensuel Die Weissen Blätter dirigé par Erik-Ernst Schwabach. C’est une publication des éditions Die Weissen Bücher de Leipzig qui, soulignons-le, éditeront en 1915 une des œuvres maîtresses de Carl Einstein Negerplastik (La Sculpture nègre). Franz Blei, parfois présenté comme le protecteur du jeune Einstein, était très tourné lui aussi vers la littérature française – il fut notamment traducteur d’André Gide – et s’intéressait en particulier aux relations entre l’art et le religieux. C’est à l’occasion de la sortie de La Porte étroite de Gide (dans la traduction de Felix Paul Greve en 1909) qu’Einstein avait écrit un article très enthousiaste sur Gide. Il y opposait notamment Gide le protestant à Claudel le catholique et notait :

Claudel rend en couleurs une mystique des sens, une splendeur symbolique ; il fait sortir des hymnes bouillonnants, mourir est pour lui le sommet de la bacchanale dionysiaque ; son Dieu catholique dualiste déployant sa magnificence, sa sexualité visionnaire, gloire d’un rayonnement incommensurable. Il dit de Dieu : " Votre corps que je possède entre les dents ". C’est ce qu’on peut lire dans son sublime Hymne du saint sacrement

*

Les deux articles présentés ici sont postérieurs au retour de Claudel en Europe, après quatorze années de Chine. En 1910, au moment où paraît l’étude sur la traduction de Partage de midi, il est depuis peu consul à Prague ; en 1913, lorsque Einstein publie sa seconde étude, il est en poste en Allemagne : à Francfort d’abord, puis à la fin de l’année à Hambourg, où il scellera les archives du consulat général le 2 août 1914.

Ces dates sont voisines du moment où Claudel (qui a 45 ans en 1913, et qui publie depuis 1890) atteint à une certaine notoriété. Longtemps, il est resté un écrivain confidentiel, salué comme un génie égal à Dante ou à Eschyle par plusieurs de ses pairs, mais ignoré même du public lettré : " Il y a à peine trois cents personnes qui connaissent le plus grand écrivain d’aujourd’hui " écrit par exemple Charles-Louis Philippe en 1905. Partage de midi publié hors commerce en 1906 et presque entièrement ignoré par la critique française, semble peu fait pour élargir son public. Six ans plus tard, en 1912, Claudel passe en France pour exercer " un prestige incomparable sur de nombreux jeunes gens " ; cependant, il n’est encore " connu que d’une élite " . Saluée alors par une certaine droite comme le signe ou le symptôme d’une " renaissance catholique ", son œuvre est cependant étrillée au même moment dans les colonnes de L’Action française, qui accuse l’auteur de mêler " à l’expression de la pensée les empreintes plus ou moins chaotiques de toutes les convulsions qui l’enfantent ". " Les lettres allemandes ", conclut le journal maurrassien, " se trouvent de plain pied avec [lui] " .

Mais bien entendu l’événement le plus important pour la réception du diplomate poète et son accession à la notoriété est l’arrivée, enfin ! 22 ans après la première publication de Tête d’Or, de ses drames sur diverses scènes européennes. En décembre 1912, L’Annonce faite à Marie est représentée avec succès au Théâtre de l’Œuvre (il y aura l’année suivante une tournée en Allemagne, à Francfort et Strasbourg). Et en 1913, la même pièce, non pas traduite mais adaptée par J. Hegner pour le public allemand, est présentée au théâtre de Hellerau, animé par Wolf Dohrn. Le second article d’Einstein s’inscrit dans ce contexte : l’écrivain dont il parle n’est pas inconnu du public allemand.

Que penser de la critique d’Einstein ? L’accent mis en 1910 sur la primitivité n’est guère original : c’est un leitmotiv de la réception claudélienne à ce moment-là. Ce n’est pas le cas, il s’en faut, de la référence à Racine, qu’on ne rencontre pas sous la plume des lecteurs français, mais qui n’est peut-être pas si mal venue si l’on songe à la Conversation sur Jean Racine, bien plus tardive, il est vrai (1955). Au demeurant Einstein, dès cette date, est un lecteur bien informé comme le montre son propos sur la " volonté de totalité " qui est une donnée centrale non pas du seul Partage, mais de tout le " système " claudélien. On y regardera donc à deux fois avant d’imputer à une distraction la phrase relative à la prose du Partage (écrit dans un vers libre que la critique a pris l’habitude d’appeler verset) : le poète Jacques Réda, peu susceptible de négligence à cet égard, parle aujourd’hui pareillement de " la prose mouvementée des Cinq Grandes Odes " …

Ceux qui connaissent le critique allemand reconnaîtront dans ces deux textes sa profonde connaissance de la littérature française contemporaine, qu’il avait lue dans l’original comme le montrent les nombreuses citations en français. L’article de 1913 – qui n’a pas été traduit dans son intégralité en raison de sa longueur – offre diverses considérations sur l’art et la littérature du moment, mais surtout sur Mallarmé ce " fanatique de l’absolu ", modèle de l’écriture moderne, et maître de Claudel, qui avait fréquenté les fameux mardis vers 1890. Le double intérêt, constant, d’Einstein pour la littérature et pour l’art lui permet de saisir dans une même analyse et dans un même jugement les forces nouvelles et les caractéristiques qui se font jour dans les œuvres de son temps. C’est pourquoi apparaissent dans ces deux articles sur Claudel les concepts typiques et déjà essentiels de la réflexion d’Einstein sur l’art. La formule : " Peindre, c’est créer l’espace " au début de l’article de 1913, fondamentale et bien frappée, se retrouvera modulée, explicitée dans de nombreux textes de Carl Einstein sur le cubisme, cet " art actuel " qu’il cite en ouverture et dont il deviendra l’un des plus éminents théoriciens. Ce qui retient son adhésion immédiate chez Claudel, c’est l’affirmation de l’autonomie de l’œuvre d’art, la création d’un style, la " volonté de forme " , l’acceptation de la loi, l’expression de la nécessité.

Y a-t-il lieu d’être surpris de cette comparaison explicite entre les cubistes et " quelques-uns de nos poètes ", parmi lesquels Claudel ? En fait, l’hypothèse d’une analogie entre Claudel et le cubisme a été évoquée plus tard et par d’autres, à propos du Soulier de satin notamment, en raison des effets de juxtaposition et de discontinuité narrative que ce drame multiplie ; mais les raisons invoquées par Einstein (la création d’un espace propre, le rejet du singulier, le souci de l’élémentaire et du " nécessaire ") sont singulières, et mériteraient assurément d’être réexaminées et développées.

Einstein insiste aussi sur le rôle du miracle. Miracle que son propre héros Bébuquin dans l’anti-roman Bébuquin ou les dilettantes du miracle (1912) cherche inlassablement et en vain. Dans l’exigence de monumentalité, d’architecture, de totalité, de style, on retrouve également les critères posés par Einstein pour juger l’art allemand de son temps, celui d’un Arnold Waldschmidt, d’un Schmitt-Reute, de la Sécession berlinoise.

Dans le cadre de cet article il n’est pas possible de développer davantage la conception de l’art de Carl Einstein ni d’expliciter les critères dont il use. Mais il demeure important de souligner que toujours aux avant-postes des avant-gardes de son temps, Carl Einstein n’a jamais failli à sa tâche de guetteur des nouvelles formes d’art et d’expression. 

Liliane MEFFRE
Claude-Pierre PÉREZ

 

" Sur Paul Claudel "

L’art actuel se replie sur la force autonome qui lui est propre. Les peintres se sont souvenu de l’élémentaire optique, des fondements conceptuels de leur art. Nous ne voyons pas les objets en les flattant ou bien soumis à eux, davantage selon des éléments qui nous sont propres par lesquels ils deviennent des corps. L’espace n’est pas pour nous un milieu suggéré ou une association colorée, c’est pour nous le sens même de la peinture. Peindre, c’est créer l’espace, c’est rassembler en des corps obéissant à des lois qui sont condensés en une unité plastique intense. 

Dans chacun de nos arts actuels on remarque un éveil des forces autonomes, une augmentation de l’activité consciente. On ne peut l’exprimer que d’une manière conforme aux lois, ainsi nous retrouverons peut-être la force de l’humilité, la volonté de style qui rejette le singulier.

On nous fait ce reproche : " Vous êtes des maîtres d’école, séduits par l’abstraction, votre cerveau et vos yeux sont stériles, vous avez oublié la force de l’application. L’abstraction est privée de sensualité, de poésie, c’est la mort finale de tout processus. "

Il faut répliquer : " Nous n’avons pas besoin d’abstractions. C’est justement nous qui créons l’immédiat : des éléments qui sont le préalable à la vie, l’indispensable oublié depuis longtemps. "

On peut aborder maint contemporain précisément comme artiste de l’immédiat.

C’est ainsi qu’ont procédé quelques-uns de nos poètes, ils ont méprisé l’anecdote particulière, la nuance des transitions descriptives et donnent une matière qui renvoie aux éléments, au nécessaire ; une langue qui demeure dans le poétique, la métaphore, une poésie à laquelle n’est substituée aucun principe matériel, comme le milieu etc.

Être poète ne signifie pas pour les modernes ordonner avec goût le matériau donné d’une façon ou d’une autre. C’est croire qu’aux formes autonomes du poétique correspondent des figures autonomes qui sont en quelque sorte depuis le début spécifiquement poétiques.

[…]

Mallarmé était dans un certain sens orthodoxe. Mais sa foi s’appliquait à un néant indifférent ; il était orthodoxe puisque sa croyance n’avait pas d’objet.

Il en va autrement pour Claudel qui se dresse là avec la force du croyant, même parfois avec la richesse verbale gonflée du missionnaire. Pour lui la réalité qui peut être pensée, confirmée, poétisée, c’est depuis toujours le monde catholique ; et le réceptacle qui rassemble en un fleuve les eaux se dispersant, c’est l’Église.

Une construction extrême, une forme structurée sont l’objet de son écriture ; on aimerait presque dire que Claudel est poète grâce à l’Église qui déploie devant lui un monde clos dans lequel tout est achevé. " La création est finie " . Ce monde catholique est pour lui déterminé pour l’éternité.

L’objet de la poésie de Claudel n’est pas le particulier mais le métaphysique. Son drame ne signifie rien d’autre que la médiation de l’extrême, c’est-à-dire du rite, du sacrifice, du miracle et de la doctrine. Il se sert de ces actes au sens de Baudelaire qui qualifiait les sacrements de moyens dynamiques et écrivait : " Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes et les symboles de l’échange. " Le tragique n’a de valeur dans le mystère que dans la mesure où meurt le médiateur du métaphysique ; car le miracle ne se rapporte pas à lui mais aux autres. Au médiateur appartient le désespoir, et c’est en lui qu’il accomplit le sacrifice. Le miracle naît du désespoir qui gagne la foi. C’est important que la foi présuppose le désespoir – elle devient par là force immédiate, force dramatique – et non pas opinion. La foi sans action, sans sacrifice s’apparente presque à une théorie sinon à une affirmation prétentieuse. Comme le miracle est la projection de l’éternité intérieure, une création sensuelle, il doit toujours nécessairement se rapporter aux autres, et même si ce n’est que sous forme d’exemple. Le croyant lui-même n’a pas besoin de miracle ; c’est pourquoi ce fait postule le drame visible.

Les mystères sont aussi bien grecs que catholiques ; car les deux mondes produisent de la poésie à partir d’un pur centre religieux ; si l’on devait évoquer une analogie pour Claudel, nous nommerions avec hésitation Eschyle auquel Claudel emprunte çà et là les stéréotypes d’un discours de messager ou bien d’une composition de chœur et de récitatif.
Le monde chrétien est de nature affirmative si l’on reconnaît le miracle, c’est-à-dire si l’on admet ceci : les lois éternelles sont reconnues par le miracle (car celles-ci ne deviennent évidentes que dans le paradoxe, dans l’antinomie sensible de notre monde) et le chemin du retournement complet par la grâce doit être parcouru.

Donc – l’affaire de Claudel, c’est l’éternel. " Délivrez-moi du temps " . Lui importe l’Absolu qu’il identifie à l’Église ; car pour le catholique l’Église est le préalable inconditionnel de la religion.

Claudel n’est pas un mystique pour lequel le Tout se défait dans l’ineffable, ce qui détruirait nécessairement tout poète. L’Absolu du mystique a dissout l’Église tandis que celle-ci ne garantit au catholique l’Absolu que par le dogme, c’est-à-dire la règle précisée jusque dans le détail.

Claudel a toujours une même chose à l’esprit : la doctrine et il a écrit diverses légendes religieuses seulement à partir d’autres éléments de la même doctrine.

Le drame de Claudel est en un certain sens dualiste. Le catholique et celui qui ne l’est pas encore se font face, l’Église et le chaos, la loi rectifiée et le désordre, la temporalité non encore confirmée et l’Éternel ; et avant tout la nature qui pour le catholique se perd en moyen et en allégorie.

[…]

Voici notre constat : le sujet de la poésie claudélienne est quelque chose de déjà structuré à l’extrême, c’est l’Église ; s’il ne traite pas d’elle directement, il choisit une autre configuration déjà architecturée : la ville, le royaume ; Claudel ne s’intéresse pas aux choses mais à leurs principes qui deviennent perceptibles en l’homme. Pas totalement cependant – les principes dépassent l’homme : pour devenir roi le roi doit se sacrifier et de même le saint s’offre au miracle.

Que reste-t-il au poète là où sa matière est préparée et ses êtres humains déterminés ? Lui, composant les choses divines, n’est que la parole intelligible de ces dernières. Il impose toutefois à la nature d’une façon d’autant plus autoritaire l’ordre propre à l’homme. Les choses qui se soustraient à la main de Dieu sont la " nullité ". Claudel ne cherche pas une nouvelle terre mais la confirmation de Dieu qui se prodigue à l’homme en paroles. Ancien est le Dieu et nouvelle peut-être la parole : " De moi sortira quelque chose de nouveau, étrangement semblable ".

Il reste au poète une foule serrée de comparaisons par lesquelles toute chose se rapporte à l’homme et ce dernier à son tour comme être fini à la perfection de Dieu. Mais qui n’est pas inscrit dans ce cercle ordonné, équilibré ne croit pas en Dieu et se hait soi-même ; car Dieu signifie pour l’optimiste métaphysique qu’est Claudel une croissance infinie, une confirmation inconditionnelle.

Ces personnages du poète et leur paysage sont mesurés à une loi par laquelle tout devient automatiquement allégorie. Les choses sont pénétrées de leur contrat avec Dieu. Le discours correspond aux formes de la prière ecclésiastique et il est empli de dialectique missionnaire et de catéchèse impérieuse.

Et pourtant ces poèmes ne sont peut-être que des circonlocutions. Le catholicisme réduit le dramatique à une dialectique scolastique dépourvue d’événements. Une terrible répétition du dogme ; ces choses ont été prononcées d’une façon fréquente et sans exemple ; ces drames sont des paraphrases si ce n’est des allégories saturées des dogmes.
Le dogme déjà établi conduit à une fausse rhétorique ; on n’a pas besoin de discours mais de foi. Les mystiques visaient le silence ; dans sa dernière ode Claudel demandait étrangement : " Fais que je sois une parole sans aucun son et comme un semeur de silence. "

Notre idée : l’arbre est l’horizon trop rhétorique de la loi catholique ; le fait plastique est absorbé avec trop peu de retenue par " l’Éternel ". L’Absolu se dévoile avec trop d’impatience, trop souvent, au lieu de le voir se dresser comme la pointe abrupte, très fine de la pyramide. La chaîne des allégories mélange trop les choses ; les rythmes sont élargis et dissous de façon quasiment incalculable par la passion de l’infini ; un souffle qui fait presque exploser les poumons.

Peut-être peut-on faire cette objection : le catholicisme affaiblit les travaux de Claudel en drames historiques idéologiques. 

Carl EINSTEIN
Traduction de Liliane Meffre

 

" Partage de Midi de Paul Claudel "

Franz Blei a traduit l’œuvre en allemand sonnant, altier. C’est une pièce quelque peu imparfaite sur le plan technique – difficile à classer dans un seul domaine mais néanmoins importante.

Le sujet est plus épique que dramatique. L’action se déroule sur l’Océan pacifique et en Chine – l’érotisme géographique isole le groupe humain – il donne l’impression de liberté, d’instincts libérés ; une mise en perspective des caractères européenne, mesquine et brisée est exclue.

Une femme se transforme entièrement – en tant que mère, en tant qu’épouse – elle regarde alors dans le monde visionnaire de l’homme, elle dérange ; faible femme, elle se laisse vaincre ; pour finir elle s’envole avec le visionnaire dans les airs, en Dieu. La femme dégage ses potentialités latentes dans la série de ses relations ; sa richesse intérieure est constituée des types masculins possibles pour elle. Elle est catapultée entre morale, vision et puissants enlacements – elle expérimente son âme en tous points de la périphérie et au-delà – pour finir auprès du visionnaire, du " grand mâle dans la gloire de Dieu ".

Claudel a créé des types – conçus pour la scène – des personnages qui nécessitent de grandes compositions gestuelles. Il a rendu des figures qui ne se dissolvent pas dans le romantisme et qui puisent leur grandeur dans les associations mythiques.

Je ne parle pas des fortes pulsions du livre ; sa prose maîtrisée par une rigoureuse syntaxe n’amollit pas la force stylistique, n’émousse pas le rythme.

Claudel ose faire mourir deux personnes dans l’extase, en Dieu. Représenter la mort comme suprême élévation et affirmation. Il en avait le droit.

Claudel nous fait penser au lyrisme dramatique de Racine (contre lequel Shakespeare ne constitue pas une objection, plutôt le contraire). Claudel a créé une pièce primitive – sa technique est synthétique – même si elle comporte quelque ornement. Le poète renonce à la psychologie dissolvante – il rend la grande figure typique et l’individuel se fond entièrement dans le tableau. Claudel évite avec intelligence les pièges de l’exotisme – qui fait facilement l’effet d’un roman d’Indiens – lorsque ce n’est pas un prétexte à une violence suractivée et à une totalité répartie en elle-même, intacte.
L’essentiel de la pièce. Des personnages sont mis en équilibre instable pour s’éprouver en tant que totalité. Le mari se ruine en spéculations trop promptes. Mu par un désir avide l’un fonce sur la vie – voilà ; le visionnaire et la femme se dissolvent dans un cantus mysticus, en Dieu.

Le dualisme catholique – une conception encore riche de formes – confère à la pièce son architecture : la conscience de l’imperfection de toute chose isolée. Le matériel doit s’évanouir dans la vision, le visionnaire soupire après le sexe. La perfection de la vie n’est possible que dans la pénétration des contraires, dans la mort " pour la gloire de Dieu ". L’isolé est fragment ; ce qui donne un but aux hommes, c’est la volonté d’accomplissement, de totalité.

Il nous faut saisir ici un thème créateur de style !

L’œuvre peut nécessiter de grands mouvements, une représentation dépourvue de psychologie.
Que la psychologie analytique soit un prélude évident, privé. 

Carl EINSTEIN
Traduction de Liliane Meffre

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL
Lettres de Paul Claudel à Jean Paulhan (1925-1954). Correspondance présentée et annotée par Catherine Mayaux, Ed. Peter Lang, Berne, 2004.
Préface à Smara. Carnets de route d’un fou du désert, de Michel Vieuchange (réédition), Ed. Phébus libretto, Paris, 2004.
Knowing the East (Connaissance de l’Est), traduction en langue anglaise de James Lawler, Ed. Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 2004.

Huguette CALMEL et Pascal LÉCROART
Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger (1993), Ed. Papillon, 2004.

Michel LIOURE
" L’illusion comique dans le théâtre de Claudel ", dans " Illusion et référence dans le théâtre français ", Confluencias, revue de l’Institut d’Études Françaises de la Faculté des Lettres de l’Université de Coïmbra, 2004, p. 15-35.

Marie-Joséphine WHITAKER
" Sublime, Risque et Réalisme dans le Théâtre de Paul Claudel : Trois Figures Polonaises " (titre français d’un article paru en polonais) in Dramat Obcy w Polsce w XIX i XX, Wieku, Ed. de l’Université Catholique de Lublin, Pologne, 2004.
" Rimbaud, Claudel : la passion du voyage " in Heroism and Passion in Literature. Studies in Honour of Moya Longstaffe, Ed. Graham Gargett, Rodopi, Amsterdam-New York, 2004.