Bulletin de la Société Paul Claudel, n°167

Sommaire

Mitchell SHACKLETON
Claudel Studies, 2

Yvan DANIEL
– Hommage à Jacques Houriez, 7

Didier ALEXANDRE
– Paysages de Paul Claudel, 12

En marge des livres
– Didier alexandre : La passion de Claudel de Thérèse Mourlevat, 22
– Jeanyves guérin : L’Échange de Paul Claudel, seconde version de Pascale Alexandre-Bergues, 26
– Monique le roux : L’Expression théâtrale de Guy Dumur et Piétiner la scène d’Alain Ollivier, 28
– Hélène vetch : Autour de la traduction en chinois du Soulier de satin, 31

Thèses et travaux
– Christelle brun : Paul Claudel et le monde germanique, 34
– Garance hudrisier : Les didascalies dans le théâtre de Claudel, 38

Bibliographie, 42
Conférences et colloques, 44
Annonces, 45

 

Paysages de Paul Claudel

Dans le cadre du cycle de conférences qu’elle consacre aux Grandes figures du XXe siècle littéraire français, la Bibliothèque Nationale de France a consacré le mercredi 10 avril 2002 une soirée à Paul Claudel. Outre la conférence intitulée L’Éternel absent et le Fils de la Terre : paysages de Paul Claudel, étaient proposés au public un film, dont le montage était réalisé à partir de documents audio-visuels et sonores, et une table ronde animée par Michel Autrand, réunissant Marie-Victoire Nantet, François Angelier, Jacques Houriez et Didier Alexandre autour d’une question que le lieu imposait : Claudel et le livre. L’enregistrement de cette soirée peut être consulté en salle B de la B.N.F. sous la référence SDCH 000 536. Un ensemble important, mais non exhaustif, de documents filmographiques et sonores est consultable en salle B du Haut-du-jardin (tout public) et en salle P (recherche du Rez-de-jardin). Nous remercions la B.N.F. non seulement pour son accueil, mais aussi pour la disponibilité et la compétence des conservateurs, en particulier ceux des départements des documents sonores et audio-visuels qui ont fait revivre pour notre joie et notre émotion le vieux poète.

En février 1938, Claudel esquisse son autobiographie non pas autour de l’expérience amoureuse de Fou-tchéou (1900-1904), mais autour d’un vide fondateur, l’absence. Il écrit dans L’Absent professionnel avoir été

Le professionnel de l’absence, dont le sort, c’est le cas de dire, étrange, la vocation, la condition même d’existence, est de ne plus tenir à rien qu’au seul fil, manié par une volonté impersonnelle, qui le transporte incessamment et hors de toute prévision, d’un lieu à l’autre, c’est le diplomate et c’est surtout le consul. (Pr, p. 1247)

Cette condition d’absence, Claudel la devait, évidemment, à son état de diplomate. Et il l’a douloureusement vécue, comme on peut le lire dans La Messe là-bas, un recueil composé au Brésil où Claudel était en poste séparé des siens et de sa patrie en guerre, comme on peut le lire encore dans les Feuilles de Saints. Son catholicisme donne cependant une autre signification à cette absence. Car le catholique, l’homme universel selon Claudel, demeure un homme de l’unité : il est tourné vers l’un, vers Dieu, si bien que les séjours successifs dans des lieux nouveaux et inconnus, prennent nécessairement un sens, chacun d’eux devenant une étape fixée sur un chemin qui mène ailleurs. La carrière et ses aléas, et la discontinuité spatio-temporelle, deviennent, sous la plume de Claudel, la « Route », celle dont une majuscule désigne la symbolique unicité.

Comment donc expliquer que dans tous les pays divers où elle a pris sur elle de me conduire, cette Route considérable, souvent
Comme si elle s’éteignait sous mes pieds tout à coup m’ait manqué et m’ait laissé en plan ?
Et toujours, je n’ai pas eu longtemps à chercher, piste que le vent du désert a mise à nu,
Lacet qu’un éboulement a coupé, pont sur une rivière disparue,
Chaussée dans la fougère tropicale que rudoient les éléphants,
Cependant que les singes à grands cris là-haut, comme des saltimbanques dégringolent dans le Soleil levant,
Mais toujours je ne sais comment reliés sous la brousse et sous le sable,
J’ai trouvé les fragments sacrés de la Route ineffaçable,
(Feuilles de Saints, « La Route interrompue », Po, p. 692-693)

D’étape en étape, la carrière suit une route toujours déjà tracée qui mène à un but, un terme, une fin que la majuscule, une nouvelle fois, désigne comme la Fin unique, Dieu et l’espace du divin. L’homme n’est absent de sa patrie que parce que sa vraie Patrie lui manque, l’homme vit exilé dans le monde terrestre parce que le monde céleste lui manque. Le qualificatif éternel, qui désigne l’exil de l’homme claudélien, prend donc un double sens dans ce système généralisé d’analogie où le diplomate est à sa patrie ce que le chrétien est à sa Patrie, le père à ses enfants ce que le Père est à ses créatures, le monde terreste à l’homme ce que le monde céleste est à l’âme après la mort : dans son existence terrestre, Claudel, éternellement exilé du monde des siens, aspire à combler la distance qui le sépare de l’espace originel qui est l’éternité. L’absence professionnelle crée un manque, un vide, un déséquilibre qui appelle le mouvement vers Dieu, mouvement continu qui a un sens, une orientation et une signification.

À la différence du lieu, qui peut être nommé, mesuré, limité, le paysage n’a ni nom ni mesure ni limite. L’effacement du nom, celui de Fou-tchéou dans Connaissance de l’Est, de Paris dans La Ville, la substitution de l’indicateur ambigu, « là-bas » au Brésil dans La Messe là-bas, mettent à distance l’espace référentiel dans l’écriture claudélienne et lui substituent un espace symbolique – un espace de signes. Tout lieu devient paysage, scène où se joue un drame évidemment sacré. Jean Amrouche, dans ses entretiens radiophoniques, propose à Claudel, de lire dans Connaissance de l’Est, l’œuvre la plus descriptive de Claudel, où le paysage est le plus présent, la scène où se joue le drame de sa catholicité – et Claudel accepte cette lecture. On objectera que le village de Villeneuve-sur-Fère, où est né Claudel, est nommé dans Mon pays : on découvre pourtant successivement dans cette superbe méditation le « Villeneuve matériel » et un autre Villeneuve, originel, spirituel, creuset de la foi, de l’œuvre littéraire, du désir de découvrir l’espace du monde. Villeneuve est le prototype du paysage claudélien : la matière minérale, la terre rugueuse, les sons rudes que l’on y entend accoutument le sujet, dans sa chair, aux épreuves ; la situation élevée, qui ouvre sur les quatre points cardinaux, aiguise le désir, invite au départ et à la marche ; les traces qui sont inscrites en lui, les tombes, le clocher, ou, par exemple, « à l’horizon de l’Est », « tous les mouvements d’une énorme nue en voie de migration, de composition et de décomposition », sont lues comme les signes annonciateurs de la versification claudélienne, des épreuves que l’histoire imposera (la Première Guerre mondiale). Dans le paysage de l’enfance, l’espace donne à voir, rend visible, la temporalité d’une existence :

tout cet immense paysage découvert à mes yeux était plein d’une tragédie latente, celle que j’ai essayé de réaliser dans mes premiers balbutiements dramatiques de Tête d’or et de la Ville, plein de menaces, de présages, de méditations et de sanglots. Toute cette apocalypse de mon adolescence, vingt ans après, la Grande Guerre devait la réaliser. (Pr, p. 1007)

Le paysage claudélien se structure ainsi à partir de traits fondamentaux, ce que la critique thématique d’un Jean-Pierre Richard appelle des thèmes, et ces traits fondamentaux sont, dans un second temps, l’objet d’une lecture. Le visible devient ainsi lisible : l’espace détermine toute une existence, des modes d’être au monde, individuels ou collectifs. Ainsi, dans Sous le signe du dragon, Claudel consacre une première partie de sa présentation de la Chine au Pays physique, où il distingue trois traits, la clôture qui prend une forme circulaire comprenant une ouverture au Nord et qui crée un « système complet et organique » (Pr, p. 1048), le « niveau » tel que la distinction entre plaine et montagnes est supprimée et que tout cloisonnement disparaît, enfin l’homogénéité intérieure qui permet la communication de toutes les parties les unes avec les autres autour d’un centre, la capitale, Pékin. « C’est une masse spongieuse dont les cellules se trouvent à des degrés différents de saturation. Seule la capitale attire régulièrement à elle les tributs et subsides de toutes les parties de l’Empire. » (Pr, p. 1051). Cette homogénéisation, Claudel la retrouve, dans un second temps, dans les systèmes culturels et symboliques, par exemple l’assimilation de traits littéraires du théâtre grec dans le théâtre chinois, ou de traits sculpturaux d’Assyrie dans l’art chinois du bas-relief, ou du creusement et de l’évidement dans le mobilier chinois (Pr, p. 1047-1048).

À l’intérieur d’un tel espace, l’action de l’homme est déterminée par le paysage autant qu’elle est déterminante : elle est déterminée, car tout espace comporte un mouvement naturel qu’il revient à l’homme d’accomplir pleinement. L’action humaine, celle du paysan et celle de l’artiste, accomplit le vœu latent du paysage, ou permet le passage de la puissance à l’acte. Dans les paysages du Dauphiné, où se situe le château de Brangues, le lieu que choisit Claudel pour se retirer lorsqu’il eut mis fin à sa carrière diplomatique, l’espace se construit de manière concentrique et étagée, d’un point bas vers un point haut, de la plaine et des vallées où coule le fleuve, le Rhône, jusqu’aux sommets des montagnes. Claudel peut ainsi célébrer une partie ou une totalité de ce paysage. Par exemple, dans La Cantate à trois voix, il chante dans le « Cantique du Rhône »

Il faut bien des montagnes pour un seul Rhône !
Il n’y a qu’un seul Rhône et cent Vierges pour lui dans les altitudes !
Il n’y a qu’un seul Rhône et pour ce taureau unique
Mille lieues de montagnes, cent Vierges, vingt Cornes farouches,
Vingt Colosses dans l’air irrespiré chargés d’une pesante armure, vingt cimes recueillant les souffles des quatre coins du monde,
Vingt Visages recueillant la bénédiction des Cieux illimités et la déversant de tous côtés vers la terre en un flot torrentiel et solide,
En un pan de verre, en une seule masse d’or, en une cataracte immatérielle, en une Chute aussi fixe que l’Extase !
(Po, p. 341)

À la différence du fleuve chinois décrit dans Connaissance de l’Est, qui est de niveau, le Rhône est impétueux. C’est pourquoi il trouve son expression la plus achevée dans la musique de Berlioz ou dans la figure du dieu Pan, métaphore du poète. On retrouve la syrinx du dieu-bouc qui fait danser les fleuves et les montagnes dans la cantate de Pan et Syrinx, mise en musique par Darius Milhaud, et La Damnation de Faust qui exprime le Dauphiné dans l’Éloge du Dauphiné.

mon grand ami Édouard Herriot me faisait remarquer l’analogie entre l’incomparable panorama qui se déployait sous nos regards et le génie d’Hector Berlioz […]. Illuminé par cette splendeur généreuse, je voyais tout le Dauphiné devant moi passer de l’or à la neige, des moissons de la plaine à celles de l’altitude, et s’ouvrir sous mes regards comme les pages d’une partition sublime ! Je comprenais, à la voix du génie, les trois éléments dont respire ce paysage orchestral : lumière, composition et mouvement. (Pr, p. 1335)

Le paysage se réduit ainsi à des thèmes abstraits, sur lesquels j’aimerais attirer votre attention. Il n’est aucunement chaotique, sans être pour autant fixe et pétrifié. Traversé de forces qui s’harmonisent, il est une forme en devenir, un ordre qui se défait en un ordre toujours nouveau. Un village, un pays, un continent, le globe est ainsi structuré : l’orbe est l’analogon d’un univers centré autour de l’Être divin, premier Moteur immobile. Le paysage a une forme, souvent circulaire, centrée, étagée. Cette forme, dont Claudel trouve le modèle conceptuel chez Aristote et Thomas d’Aquin, n’est jamais définitive ni figée. Toutefois, cette homogénéité matérielle et spirituelle, que nous avons rencontrée à propos du paysage chinois et qui est théorisée dans l’Art poétique, ne signifie pas que le paysage est plein, sans qu’il y ait de vides. Pour qu’il y ait mouvement et changement, il faut des contacts, des heurts, des conflits : un paysage ne va pas sans force, voire sans violence. Tout paysage est travaillé par un mouvement qui le modifie sans cesse, et toute forme subit des modifications internes, ou imposées de l’extérieur.

La conception que Claudel a de la géographie de l’Europe en est la parfaite illustration. D’une géographie physique et politique, il fait un ensemble de signes où se donne à lire la volonté divine. Par exemple, dans Le Soulier de satin, Claudel voit en l’Italie, et sa capitale Rome, « la colonne dans la mer qui soutient toute l’Europe et qui est le milieu de tout. » (Th II, p. 746). Cette géographie commandée par le catholicisme n’est pas figée : elle attire en son centre les représentants « de la Russie », « ceux des Indes et du Japon » (Ibid.). À ce centre positif s’oppose un centre négatif, l’Allemagne, dont le peuple protestant a « dans l’esprit que le monde est à [lui] parce qu'[il est] au centre » et que Claudel identifie à l’Ange rebelle lorsqu’il compare son élan guerrier à « l’expansion à droite et à gauche de [ses] ailes et l’avancement de [sa] bouche jusqu’à la mer. » (Po, p. 672). La carte est ainsi produite dans la violence qui traduit sur terre la volonté latente de Dieu. Ainsi la Pologne, dans La Cantate à trois voix, devient un pays christique, constamment sacrifié :

Au centre de trois peuples il y a un peuple submergé.
Dieu l’a voulu ainsi afin qu’entre l’Est et l’Ouest, entre l’hérésie et le schisme, là où l’Europe s’arrache en trois morceaux
Il y ait un sacrifice perpétuel et un peuple selon son cœur :
Et le nom même de la Pologne n’est pas retrouvé sur la carte.
(Po, p. 350)

Cette création continuée, y compris par la guerre, impose ce principe esthétique : toute forme, et tout paysage est « un arrangement démoli qui se refait. » (Po, p. 155). Tout paysage n’est que la saisie dans l’instant d’un équilibre et d’un passage. Autant dire qu’il est précaire, beau et fragile. Claudel, qui s’adresse à Dieu, écrit dans La Messe là-bas du « jardin mystérieux » et des « choses qui existent en silence » :

Elles existent pour un moment, mais tout de même c’était beau !
Il faut ignorer son art pour trouver au Vôtre quelque défaut.
(Po, p. 493)

Que la composition vienne à manquer, que la lumière s’estompe dans le paysage, il n’y a plus ni beauté ni offrande par l’artiste de cette beauté à Dieu. Le paysage devient chaotique, comme dans « Le Risque de la mer », poème de Connaissance de l’Est.

mes yeux peu à peu habitués reconnaissent la forme du navire, et au delà, jusqu’aux limites de l’horizon rétréci, l’Élément en proie au Souffle. Je vois dans le cirque noir errer les pâles cavaleries de l’écume. Il n’y a point autour de moi de solidité, je suis situé dans le chaos, je suis perdu dans l’intérieur de la Mort. […] je suis intrus dans l’inhabitable ; j’ai perdu ma proportion, je voyage au travers de l’Indifférent. Je suis à la merci des élations de la profondeur et du Vent, la force du Vide. (Po, p. 99)

Faute d’être maîtrisé, le vide déstructure le paysage. C’est au contact des esthétiques orientales, en particulier celles qui s’inspirent du bouddhisme japonais, que Claudel fait une place dans sa poétique et son esthétique au vide. La composition exige constamment une nécessité, pensée sur le modèle géométrique (cercle, centre, expansion concentrique dans l’espace, ligne, angles et triangle), autour de laquelle se développe, dans le vide, la sinuosité. La dispositio fait sa place à l’inventio, l’exigence au caprice, animus appelle anima. Dans une telle pensée, tout sert, même la guerre, même Satan qui devient le jouet de la Sagesse de Dieu. Ces principes sont conflictuels autant que complémentaires :

Un arbre n’est beau, une montagne, un bouquet, un paysage, que s’il s’inscrit dans une certaine figure géométrique, de préférence un triangle, présentant des proportions si belles qu’elles détruisent la contingence. C’est le passager qui s’inscrit dans l’éternel.

Cette première proposition, faite par le poète dans Le Poète et le shamisen, est complétée par cette seconde proposition qui fait sa place au « caprice à l’intérieur de la nécessité » :

Un mouvement n’est vraiment sensible que s’il est efficace, s’il crée des mouvements contraires, comme on voit par le fil et les remous d’une rivière. Non ! ce n’est pas un bouquet de lignes qu’il faut dire, c’est un bouquet de mouvements ! une touffe d’actions ! la dépense qui se compense ! le départ et le retour, le désir et la provision (ce qu’on met de côté) ; la version et le renversement ; le mouvement qui en se compensant récupère l’immobilité. Le bouquet épuise par le mouvement toutes les ressources de l’immobilité. (Pr, p. 834-835)

Face au paysage, le poète qui veut composer adopte donc une démarche qui progresse de la sensation à l’analyse intellectuelle. Claudel est un charnel et un sensuel qui, pour des raisons évidentes liées à sa foi catholique, dépasse ce premier stade très matériel. Ainsi dans le poème « La Dérivation » de Connaissance de l’Est observe-t-on une progression du contact du corps avec l’eau dans laquelle est tombé le poète à une mise en ordre et une possession du cosmos visible et invisible. Claudel a ce commentaire : « Jouir, c’est comprendre, et comprendre, c’est compter. » (Po, p. 60). Cette rationalisation progressive, fortement inspirée du thomisme, permet d’échapper au chaos et d’entrer dans un ordre. Mais elle n’est pas nécessairement l’issue donnée au désir. Les premiers drames, en particulier, distinguent les êtres sensoriels et physiques, avides de pénétrer l’espace de leur corps, destructeurs, des êtres qui cherchent à donner un sens catholique à cet appel et à cette prise de possession. Ainsi le conquérant Tête d’Or vient mourir, comme l’indique la didascalie de la troisième partie du drame, aux « Confins de l’Europe », « dans les montagnes », sur « une terrasse naturelle entourée d’arbres colossaux » dominant une plaine profonde (Th I, p. 119). Le lieu élevé, dominant, n’est pas nécessairement un lieu de compréhension. Ainsi dans le jardin qui constitue l’espace de La Ville, on opposerait Isidore de Besme, propriétaire du jardin, qui n’en possède pas le sens, les couples de jeunes gens qui se disséminent par couples pour s’abandonner aux plaisirs de la chair, Avare, qui ne songe qu’à la destruction de la Cité, et Cœuvre, le poète, qui en possède intuitivement le sens. De même, dans L’Échange, dont le lieu est un espace frontalier, une crique sur la côte Est des États-Unis, lieu où vient battre l’Océan Atlantique qui apporte le souvenir de la traversée et du départ d’Europe, lieu qui ouvre sur le continent nord-américain et le far-west, on opposera les personnages avides de possession, charnels et sensuels, Louis et Lechy Elbernon, aux personnages qui cherchent un sens en fonction de valeurs, Marthe et Thomas Pollock Nageoire. Il est évident que l’homme d’action, impulsif et aventureux, a sa place chez Claudel s’il est complété par le contemplateur. L’acte n’est rien si le personnage ou le poète est incapable de relever sa position, de faire le point, comme l’affirme le Préambule de l’Art poétique. C’est pourquoi le paysage est autant structuré par celui qui en prend la mesure et l’habite, le rend humain, qu’il structure celui qui en occupe le centre. En connaissant le paysage, et au-delà du visible l’invisible, le sujet trouve sa place : il existe en même temps que le monde, il co-naît au monde et se connaît lui-même. On comprend que la phénoménologie, en particulier Merleau-Ponty et Jean Wahl, ait été profondément intéressée par la poétique claudélienne : en effet, l’union du senti et du sentant dans la chair du monde, et la transcendance de l’Être sur laquelle elle ouvre, appartiennent à cette philosophie.

Pour accéder à cette transcendance et cet Être, il faut donc dépasser le stade de l’apparaître du monde et donc la fascination que peut provoquer sa fragile et éphémère beauté. Le rapport est ainsi le maître-mot de la poétique claudélienne. C’est dans La Ville, à travers le personnage de Cœuvre, puis dans le poème de Connaissance de l’Est, « Le Promeneur », dans l’Art poétique, et enfin dans Du sens figuré de l’Écriture (1937) que Claudel fonde, sur les traces du symbolisme mallarméen, sa théorie de la métaphore. Celle-ci consiste en le rapprochement simultané de deux réalités distantes dans l’espace, mais matériellement proches, et en leur mise en rapport, sémantique pour la poésie, tonale pour la peinture, harmonique pour la musique, proportionnelle pour l’architecture. De l’observation du paysage, Claudel conclut à une poétique généralisée, qui est « art d’assembler » le divers, « chaque chose ne subsist[ant] pas sur elle seule, mais dans un rapport infini avec toutes les autres. » (Po, p. 143). Cette poétique est naturelle autant qu’humaine : en effet, tout paysage contient un vœu latent – la puissance thomiste – qu’il revient au poète d’actualiser, d’« avérer », écrit Claudel – l’acte –, par son intellect. Le poète réalise ainsi la volonté divine, et rend à Dieu, en offrande, le sens latent dans le monde.

Jadis, j’ai découvert avec délice que toutes les choses existent dans un certain accord, et maintenant cette secrète parenté par qui la noirceur de ce pin épouse là-bas la claire verdure de ces érables, c’est mon regard seul qui l’avère, et restituant le dessein antérieur, ma visite, je la nomme une révision. Je suis l’Inspecteur de la Création, le Vérificateur de la chose présente ; la solidité de ce monde est la matière de ma béatitude ! (Po, p. 84-85)

Claudel, évidemment, célèbre les rassembleurs de la terre qui sont autant de figures du poète qui rend à Dieu les images momentanées, et donc nécessairement insuffisantes, de la totalité universelle, et catholique, en devenir. Ce sont, dans la poésie, Saint Louis, ou Saint Martin, et dans le théâtre, Christophe Colomb. Et c’est cette insuffisance qui avive le désir, le sentiment d’exil, le besoin du départ.

Nous comprenons donc mieux pourquoi Claudel comparait les montagnes des Alpes du Dauphiné à une partition musicale. Le monde est en puissance, à l’état latent, un texte, littéraire, ou musical, ou une toile. Tout paysage pour être interprété doit être construit sur le modèle d’une œuvre d’art. Claudel ne représente pas, il figure, parce que tout être figure le divin. Passer de la chose au texte permet ainsi de passer du passager à l’éternel, du défini à l’inépuisable, de la chose au signe qui veut dire. Dans l’extrait du poème « Le Promeneur » que je viens de citer, la métaphore picturale est évidente. À quelle peinture songe Claudel ? À celle qui recourt à la perspective, dont l’image figurative ouvre sur une profondeur désirable. Claudel ne s’intéresse pas à la peinture abstraite, et s’emporte contre la peinture cubiste, Braque excepté, qu’il qualifie de peinture de la « décomposition » qui « a horreur du vide » et refuse tout mouvement. Il reproche en particulier au cubisme le refus de la « distance », c’est-à-dire de la perspective, du point de fuite, qui est point focal où tout s’origine et se rejoint. « À tout prix, il leur faut du plein, du dur, quelque chose sans fissure comme un volet qui bouche, qui aveugle le vasistas vertical, n’importe quoi […]. Autrefois, le peintre se reculait pour juger de l’ensemble de son tableau. Aujourd’hui inutile de se reculer. Le tableau avancerait d’autant. » (Pr, p. 261-262). L’intérêt pour la peinture de Claudel va aux peintres hollandais, aux Vermeer, de Hooch, Rembrandt, Ruysdaël, qui accomplissent, par la perspective, et le motif du chemin, ce « mot de Tertullien » que cite Claudel dans « Le Chemin dans l’art » : « Toute notre affaire en ce monde, c’est d’en sortir le plus tôt possible. » (Pr, p. 266). Sans profondeur, nécessaire dans la métaphysique occidentale au sens, il n’y a pas de composition : par la profondeur, « il y a connaissance, il y a obligation de l’une à l’autre [partie], lien donc entre les différentes parties du monde, comme entre celles du discours pour pouvoir former une phrase lisible. » Pour Claudel, le visible doit être lisible, une affirmation que Jean-François Lyotard commente avant de la contester dans Figure, discours : « Que le monde soit à lire signifie brutalement qu’un Autre, de l’autre côté, écrit les choses données, et qu’avec un bon angle de vue, en principe je pourrais le décrypter. »1.

On peut faire les mêmes commentaires à propos du théâtre. L’espace scénique claudélien doit être profond, et une des relations fondamentales à l’espace est celle d’un creusement. Cela est évident dans Le Repos du septième jour, ou dans le dispositif scénique double et étagé des oratorios, Le Livre de Christophe Colomb ou L’Histoire de Tobie et de Sara, ou dans l’influence qu’exerça le Nô japonais sur l’écriture dramatique de Claudel, les signes théâtraux (costume, masque, démarche, objets, décor etc.) matérialisant la distance qui sépare notre monde du monde Autre pour le peindre et en donner le sens. « C’est la vie telle que, ramenée du pays des ombres, elle se peint à nous dans le regard de la méditation : nous nous dressons devant nous-mêmes, dans l’amer mouvement de notre désir, de notre douleur et de notre folie. Nous voyons chacun de nos actes à l’état d’immobilité, et du mouvement il ne reste plus que la signification. » (Pr, p. 1171). Par d’autres voies que Brecht, Claudel, conscient de l’importance que tiennent les signes dans le langage théâtral, invente sa distanciation afin de créer une relation sacrée du spectateur au spectacle.

Lumière, composition, mouvement, voilà trois notions qui articulent le physique, la poétique et le sens, puisque la lumière est, faut-il le rappeler, indissociable de la révélation christique dans l’Évangile de Jean et d’une vérité métaphysique. Par la peinture, par l’écriture, par le théâtre, bref par la figuration symbolique, le paysage devient allégorique de la double condition d’exilé de l’homme, exilé dans le monde précaire, exilé du lieu divin, désireux de passer de l’un à l’autre. Par une citation du « Chemin dans l’art », je terminerai ce parcours du paysage claudélien, qui, à travers l’œuvre poétique, critique, dramatique, nous a menés sur les traces de Claudel, du Tardenois à la Chine, au Japon, aux Amériques, en Italie, dans l’Europe centrale, dans le Dauphiné :

Je n’ai jamais regardé sans un battement de cœur ce tableau hollandais qui ne représente pas autre chose qu’un vilain chemin tout droit, au pied seul de l’homme ou du cheval praticable, un vilain chemin tout droit dans une campagne plate entre deux rangées d’affreux arbres tourmentés et dilacérés par l’hiver ; mais qui a ce charme incomparable de finir dans l’infini et de n’aboutir à quoi que ce soit de visible. Ah, je le reconnais ! c’est celui que j’ai suivi bien des fois dans mon adolescence, tout seul sous la pluie et parfaitement heureux d’être tout seul, le cœur plein d’une espèce de hourra sauvage ! Et aujourd’hui que je suis vieux, c’est avec la même levée en moi d’applaudissement et de satisfaction farouche que je regarde la trace que j’ai laissée derrière moi et qui fit le tour de toute la terre. C’est vrai, j’ai réussi ! j’ai enfoncé l’horizon (Pr, p. 266-267)

 

Didier ALEXANDRE

 

 

 


1. Paris, Klincksieck, 1985, p. 10.

 

 

Bibliographie

Urs von BALTHASAR

Le Soulier de satin de Paul Claudel, traduit de l’allemand par Genie Català, présenté par Dominique Millet-Gérard. Éd. Ad Solem, Genève, 2002.

 

Olivier BARBARANT

– « Cette région qu’on appelle le Tardenois » in Balade dans l’Aisne, présentée par Marie-Noëlle Craissati. Éd. Alexandrines, coll. Sur les pas des écrivains, Paris, 2002, p. 27-34.

 

Pierre BRUNEL

– « Erato » in Présence de l’antiquité grecque et romaine au XXe siècle. Actes du colloque tenu à Tours (30 novembre-2 décembre 2000). Textes réunis par Rémy Poignault, Centre de recherches A. Piganiol, Tours, 2002, p. 13-23.

 

Yvan DANIEL

– « Victor Segalen lecteur du verset claudélien : modèle et contre-modèle dans les œuvres de Chine » in Victor Segalen : le rythme et le souffle. Textes réunis par Philippe Postel. Éd. Pleins Feux, coll. Horizons comparatistes, Nantes, 2002.

 

Bernard DUCHATELET

Romain Rolland tel qu’en lui-même. Éd. Albin Michel, Paris, 2002, p. 355-390.

  

Dominique MILLET-GÉRARD

– « Anima figure de l’intériorité poétique : Claudel, Pater, Ivanov » in Literatura, Mit, Sacrum, Kultura, Université Marie Curie de Lublin, 2002, p. 61-76.
– « Claudel poëte-théologien : la référence dantesque » in Pour Dante, Dante et l’Apocalypse. Actes du colloque de Tours « L’Empire de Dante », 1993. Éd. de B. Pinchard, Champion, 2001, p. 457-478.

 

Jacques RIVIÈRE

– « Paul Claudel », conférence prononcée le 28 mars 1914 au Théâtre du Vieux-Colombier, in Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, n° 103-104, 2e et 3e trimestres 2002, p. 12-33.
– « Paul Claudel », conférence prononcée le 6 février 1918 à Genève, ibid., p. 40-70.

  

 

Travaux d’étudiants

Sous la direction de Dominique MILLET-GÉRARD :
– Christine de CHILLAZ, « Claudel-Calderon : formes baroques au théâtre – Le Soulier de satin et La Aurora en Sopacabana », maîtrise, octobre 2001.
– Josée LETHIELLEUX, « De l’ode au verset, de l’invocation à la profération : Claudel et David Jones », maîtrise, juin 2002.
– Nicolas WAQUET, « Le poëte et son Dieu – le lyrisme sacré de l’hymne et de l’ode – ou : modernité du genus sublime », DEA, juin 2002.

Sous la direction de J. J. GRIESBECK :
– Guila-Clara KESSOUS, « Théâtre et sacré : théâtre du sacrifice ou sacrifice du théâtre dans Le Soulier de satin de Paul Claudel et Le Dibbouk de Paul An-Ski », DEA, 2002.