Bulletin de la Société Paul Claudel, n°193

Sommaire

Gérald ANTOINE
– Fonction-mouvement-engin : trois mots essentiels à la compréhension de Claudel, 2

André JARRY
– Claudel et Henri Casadesus : lettres inédites, 22

Actualité du Soulier de satin
– Antoinette WEBER-CAFLISCH : Le Soulier de satin : réjouissante apparition d’un manuscrit et de deux dactylogrammes complets, 24
– Madeleine RONDIN : Le Soulier de satin. Paul Claudel ou « l’ingénieur dramatique ». Le point de vue du metteur en scène, 33

Théâtre
– Raphaèle FLEURY : « Avec des réussites, si possible, de temps en temps… » : la réussite du Soulier de satin dans la mise en scène d’Olivier Py, 40

En marge des livres
– Christèle BARBIER : Une Journée autour du Soulier de satin mis en scène par Olivier Py, éd. Pascale Thouvenin, 44
– François ANGELIER : Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, éd. Dominique Millet-Gérard, 47
– Alain BERETTA : Jacques Rivière, Paul Claudel, 51

Note de lecture
– Claude-Pierre PEREZ : Claudel, Suarès et « Ville la nuit », 56

Colloques
– Violaine BONZON et Marie-Victoire NANTET : Mise en scène et droits d’auteurs, 59
– Pascal LÉCROART : Le Livre de Christophe Colomb célébré à Gênes, 60

Point de thèse
– Raphaèle FLEURY : Influences du spectacle populaire sur le théâtre de Paul Claudel 63

Nécrologie
– Hommage à Claude Nollier par Pascale Honegger et par Pascal Lécroart, 65

Assemblée générale, 69
Bibliographie, 73
Annonces, 75
Rencontres de Brangues, 82

 

Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps. Le Sacrement du Monde et l’Intention de Gloire

Volume II,1 et II,2 – Éditée par Dominique Millet-Gérard, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux » n° 46, 1227 pages

 

Avec la parution, en deux tomes, du second volume de la Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps. Le Sacrement du Monde et l’Intention de Gloire1s’achève pour son éditrice Dominique Millet-Gérard (Paris IV-Sorbonne) un périple érudit et une aventure intérieure de près de sept années. S’ouvre par là-même pour le lecteur claudélien chevronné (les 3 volumes forment un ensemble de 1882 p.) un marathon de lecture déterminant. Si le premier tome nous offrait l’édition des lettres, classées par ordre alphabétique des correspondants, de A à D, le second, avec une égale fidélité méthodique, nous propose les lettres de F à W, ensemble grossi des correspondances échangées avec des religieuses, des séminaristes et novices non ordonnés, des membres du clergé non catholiques (pasteurs, rabbins) et des juifs convertis (Max Jacob, Georges Cattaui et Maurice Sachs). La compréhension de cet ensemble imposant, la circulation du lecteur en son sein, sont facilitées par une annotation impitoyable, un travail prosopographique méticuleux et un classement des lettres par dates d’expéditions. Trois index (nominum, des périodiques et des citations bibliques) renforcent encore l’efficacité de l’appareil scientifique.

Édition modèle à la hauteur de l’enjeu car cette somme épistolaire rend présent, année après année, le lien ombilical unissant Paul Claudel à l’Église catholique. On a là une histoire du catholicisme contemporain à la lumière de Claudel et une véritable biographie claudélienne, événementielle et spirituelle, éclairée par ses liens avec le catholicisme français. On sait que ces hautes figures littéraires, si elles furent d’une fidélité sans faille à l’Église invisible et à la Communion des saints, entretinrent avec l’Église visible des rapports plutôt houleux : Bloy maniant la mâchoire d’âne contre le clergé d’« en-haut » ; ire de Huysmans contre les prédicateurs melliflus et la brocante sulpicienne ; tonnerre de Bernanos contre le clergé silloniste pAuis la complicité de sang entre l’Église espagnole et la « croisade » franquiste, Mauriac défendant les Dominicains condamnés par Rome. Polémiques contrebalancées par d’intenses liens spirituels : Bloy avec l’abbé Tardif de Moidrey ; Huysmans, marqué par Boullan, devenant un dirigé des abbés Ferret et Fontaine ; Bernanos et le père Bruckberger, Mgr Pèzeril ; Maritain et le père Clérissac. Qu’en était-il de Paul Claudel ? Le maître-livre de Gérald Antoine, la publication de certaines correspondances (Agnès du Sarment, le père Paroissin et l’abbé Daniel Fontaine), certains essais ou thèses, nous permettaient d’approcher le sujet. Le travail de Dominique Millet-Gérard l’épuise quasiment.

D’un point de vue descriptif que nous apprend-il ? D’abord sur l’intensité du flux et le volume des échanges (après tout, nous avons affaire, aussi, à un économiste) : entre 1904 et 1925 (c’est-à-dire entre la fin du second séjour en Chine et celle de l’ambassade japonaise), peu de lettres ; intensification notable à partir de 1925, considérable au-delà de 1933 (ambassade à Bruxelles) et surtout de 1935 (année de la retraite diplomatique). Si la période de l’Occupation ralentit, sans le tarir, le débit, ce sont les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, période 1946-1951, qui voit exploser les échanges entre Claudel et le monde ecclésiastique. Deux raisons semblent présider à cette courbe : l’orientation exégétique de Claudel à partir du milieu des années vingt et de l’achèvement du Soulier de satin, orientation qui le rapproche du monde ecclésiastique, son retour définitif en Europe et son implantation à Brangues (1927), sa disponibilité et une approche de l’homme accrues par sa retraite diplomatique.

Qui, pour écrire à Claudel ? Notons tout d’abord le faible nombre des correspondantes (Carmélites missionnaires) et la place écrasante du clergé séculier, du haut en bas de sa hiérarchie, depuis des séminaristes sans lendemain et des diacres jusqu’à des évêques, archevêques (Paris, Lyon), carAdinaux et futurs papes (Pacelli, Montini) ; l’essentiel de l’ensemble est fourni par de simples prêtres. Une part importante en qualité, mais plus restreinte en quantité, provient des ordres religieux et des congrégations : à leur tête les Dominicains (Congar, de Menasce, Maydieu, etc.), puis les Jésuites (Daniélou, de Lubac, Varillon, etc.), les Bénédictins ; beaucoup d’ordres missionnaires et enseignants (Pères Blancs, Missions étrangères).

Après le qui, le pourquoi. Pourquoi écrit-on à Paul Claudel ? Un mot résume l’essentiel des motivations : la gratitude. On écrit à Claudel pour le remercier. Le remercier d’une œuvre lue à fond, sue par cœur, achetée quand l’argent est là (et quand il manque, le poète supplée). Le remercier d’avoir été, au travers de ses publications, présent alors que la foi naît, s’affermit, chancelle, peut s’éteindre. Le remercier alors que l’on va devenir prêtre, qu’on l’est depuis longtemps déjà. Le remercier alors que l’on est missionnaire au loin (Afrique, Papouasie, Asie) et que son texte est tel un feu de bivouac spirituel (extraordinaires lettres des pères Clément Kaisin au Rwanda et Leroy au Congo, d’un autre missionnaire en poste chez les Papous). Claudel, on le réalise par ces lettres, a offert, hors des manuels, au clergé, une esthétique de la foi, une dimension esthétique à la formulation du dogme, une extension poétique à la méditation sacerdotale et surtout une possibilité de traduction jubilatoire du message chrétien. À un clergé qui se voyait interdit ou contrôlé l’accès à la littérature et au théâtre, Claudel offre une œuvre qui participe, ab intra, de l’essentiel de la mission catholique. On lui écrit également, certes, et souvent, pour le contrer et le tancer, irrité, outré que l’on est par ses prises de position drastiques contre la « modernité » biblique ou liturgique, ses engagements politiques.

Lettres presque toujours passionnelles, et par là même passionnantes.

Cette ouverture claudélienne à une esthétique théologiAque catholique joue également un rôle incitatif : prêtres-poètes se risquant à l’envoi de pièces de leur cru et sollicitant une demande d’avis. Certains se font houspiller comme le diacre Émile David, d’autres feront une œuvre comme Jean Mambrino. Autre aspect important : le théâtre. Beaucoup de lettres sont des demandes d’autorisation pour faire jouer telle pièce (essentiellement l’Annonce faire à Marie, mais aussi le Soulier de satin ; voire Tête d’Or ou encore La Ville) ou de faire lire tel ou tel montage de textes. Présente également la question de la traduction avec cette apparition du père O’Connor, modèle du Father Brown de Chesterton. À côté du théâtre, ce sont de continuelles sollicitations pour des conférences, prises de paroles, rencontres, interventions que reçoit l’ambassadeur retraité, dont la présence in situ et le verbe in actu sont perçus comme un formidable tonifiant spirituel et dopant communautaire.

J’évoquais plus haut une histoire de l’Église « à la lumière » de Claudel : nombre de lettres s’affirment en effet comme des réactions, preuves de l’engagement de Claudel dans certains combats ou polémiques dardés. Sur un plan politique ou idéologique : la guerre d’Espagne (conflit avec Maritain et les Dominicains résultant de son engagement franquiste : lettres à Henri Bars, au père Maydieu), la politique sociale (redoutable échange, en 1939, toujours avec le père Maydieu, suite à l’article paru dans le Figaro « Attendez que l’ivraie ait mûri »), la question des prêtres-ouvriers (lettre au père Liégé de 1954 : « je ne crois pas que le prêtre puisse faire du bien en cessant d’être prêtre, mais en l’étant aussi complètement et intensément que possible. Il y a autre chose pour lui que d’aller travailler en usine »). Hormis la protestation de Claudel contre « la Messe à l’envers » et le nouveau rituel, protestation qui lui vaut maintes félicitations (ou critiques) ecclésiastiques, c’est sur la question de l’exégèse, du nouveau psautieAr et de la traduction biblique que porte une grosse part des échanges. Son immersion quasi définitive, à partir de 1925, dans la Vulgate, sa pratique de l’exégèse symbolique opposée à l’approche historico-critique, sa fréquentation et son adhésion au projet Sources chrétiennes des Jésuites de Fourvière et la parution régulière, pendant trente ans, des méditations bibliques génèrent une correspondance abondante. Correspondances qui le renforcent dans ses options (lettres des pères Rodriguez ou Paroissin, etc.), qui lui opposent de vertes critiques (père Feret, père Dubarle mis en cause dans un article de la revue Dieu vivant) ou qui tentent des accordailles héroïques (père Congar).

Ces lettres d’un Claudel « paladin» de la foi (pour reprendre une image dont il usa à propos de Louis Veuillot) s’allient à d’autres liées à des péripéties plus personnelles, touchant Paul Claudel directement, dans sa vie propre (p.e. lettres du père Robert Vetch, fils d’Ysé devenu missionnaire salésien ; de dom Michel Caillava) ou paroissiales (avec le nouveau curé de Brangues). Un dossier intéressant est constitué par l’ensemble des correspondances liées au projet d’une représentation de l’Annonce faite à Marie en présence de Pie XII (dont le claudélisme apparaît maintes fois au détour de nombreuses lettres), projet qui échoua suite aux manœuvres de l’abbé Ducaud-Bourget. Répétons-le : c’est la dimension personnelle/passionnelle qui prévaut dans ces lettres. Claudel ne ménage pas son encre (ni son argent, comme le prouve, à rebours de la légende, maintes aumônes ou coups de pouce financiers : lire notamment les lettres au chanoine Gaillot, et celles à l’abbé Paul Mary, fondateur du séminaire des vocations tardives), ni son énergie pour raffermir ou dynamiser certaines fois chancelantes, ou faire bénéficier de son prestige quelques éléments perçus comme prometteurs.

À ce titre, la lecture de l’échange de lettres avec Jean Massin, qui passa de la militance catholique ardente à l’apostasiAe sectaire, est édifiante de la confiance, là excessive, dont pouvait témoigner Paul Claudel, qui prit fait et cause pour ce jeune prêtre lourdement handicapé avant d’apprendre indirectement que celui-ci rompait avec l’Église. Longtemps accessible grâce aux seules allusions du Journal de Claudel (et aux mémoires de l’intéressé, le Gué du Jaboq, Seuil, 1980), cet épisode est là reconstitué en détail grâce à d’autres correspondances (Mgr Feltin, abbé Pézeril, père de Menasce). Sans doute eut-il fallu être un plus mesuré avec Jean Massin et un plus ouvert avec le poète Marius Grout, congédié d’un coup de plume pour quakerisme ?

Ces trois volumes sont désormais, en lien avec les travaux biographiques et les Journaux, le meilleur accès à la vie et à la spiritualité de Paul Claudel : la première en est précisée sur de nombreux points ; la seconde éclairée par tout ce faisceau de réactions. Comme le dit Dominique Millet-Gérard, Claudel ne fait jamais le premier pas, il répond. Et cette formidable réactivité, confirme, relance et démultiplie ce que l’œuvre publiée nous dit, tant il est vrai qu’il n’y a pas rupture entre les différents types de textes, mais flux unique d’une méditation ou d’un engagement qui prend figure tantôt d’une prose publiée ou d’une conférence, tantôt d’une lettre expédiée. On le savait par ses multiples correspondances littéraires, on le redécouvre avec ses correspondances ecclésiastiques : la lettre est pour Claudel non une formalité ou une politesse, mais une occasion de dialogue en sincérité et vérité, au sens propre, colère et don de soi, un moyen de donner de la voix

François ANGELIER


1. Le premier tome (n° 19 de la collection) est paru en 2005.

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL

Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps. Le Sacrement du monde et l’Intention de Gloire, édition établie par Dominique Millet-Gérard, volume II, (II/1 et II/2), éditions Honoré Champion, 2008.

 

Jacques RIVIÈRE

Paul Claudel, éditions du Sandre, 2007.

 

Claudel et la Hollande, textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Association pour la recherche claudélienne, Besançon, Poussière d’Or, 2009 (Note 1).

 

Didier ALEXANDRE

« Psychologie de la peinture hollandaise », p. 201 (Note 1)

 

W.G.C. BYVANCK

« Cinq articles sur Paul Claudel traduits du néerlandais par Bertrand Abraham », p. 21 (Note 1)

 

Bernard HUE

« De Maya à Amaterasu, réécriture claudélienne de mythes orientaux », in Les Littératures européennes et les mythologies lointaines, Université Lille 3, « Travaux et recherches », 2006, p. 203-211.

 

Emmanuelle KAËS

« Catholicité de Rembrandt : de Claudel à Genet », p. 179 (Note 1)

 

Maaike KOFFEMAN

« "Claudel est une croyance". La réception de Paul Claudel aux Pays-Bas », p. 217 (Note 1)

 

Samuel LAIR

« Du petit club des anciens amis : Byvanck, Claudel, Renard et Cie », p. 157 (Note 1)

 

Michel LIOURE

« Introduction aux écrits de W.G.C. Byvanck sur Paul Claudel », p. 13 (Note 1)

 

Anatoly LIVRY

« Tête d’or et Hélios Roi, la rupture de cercle de l’Éternel Retour », Bulletin de l’Association de Guillaume Budé 2, 2008, p. 167-193.

 

Hugues MARCHAL

« Rencontre de l’idéogramme et sémiotique complète de l’écriture » in Calligraphie/Typographie, textes réunis par Jacques Dürrenmatt, éditions l’Improviste, mars 2008.

 

Victor MARTIN-SCHMETS

« Correspondance Claudel-Byvanck », p. 145 (Note 1)

 

Dominique MILLET-GÉRARD

« De saint Bernard à Claudel : le Cantique des cantiques et les paradoxes de l’éloge lyrique », in L’Éloge lyrique, dir. Alain Genetiot, Presses universitaires de Nancy, 2009.

« Gengis Khan d’Henry Bauchau et Tête d’Or de Paul Claudel », in Henry Bauchau, écrire pour habiter le monde, dir. C. Mayaux et M. Watthee-Delmotte, Presses universitaires de Vincennes, 2009.

« Destin et providence chez Claudel et Bernanos : Le Soulier de Satin et Sous le Soleil de Satan », D. Millet-Gérard, C. Barthe, Ph. Richard et E. Bonnet, Bernanos, un sacerdoce de l’écriture, Via Romana, 2009.

 

Marie-Victoire NANTET

« Avant-propos », p. 7 (Note 1)