Bulletin de la Société Paul Claudel, n°166

Sommaire

Xavier TILLIETTE
– Le Juif de Bucarest. Lettres de Claudel à Lazare Wurmbrand, 2

Jean-Noël SEGRESTAA
– Bernard Sobel parle de Claudel. Interview, 8

Danièle ARNOUX
– « La trilogie des Coûfontaine » commentée par Lacan, 16

En marge des livres, 26
– Jean roy : pour saluer Madeleine Milhaud, 26
– Madeleine milhaud : extraits de Mon XXe siècle, 27
– Michel bressolette : Colloque à la Bibliothèque Nationale de France, Claudel. Le poëte et la Bible, 30
– Nina hellerstein : Angelo Caranfa, Camille Claudel. A Sculpture of Interior Solitude, 33
– Pascal lécroart : Pierre Brunel, Arpèges composés et Basso continuo, 35
– Joséphine whitaker : Michel Lioure, Claudeliana 39

– Xavier tilliette : Allocution à Notre-Dame, 45
– François chapon : Agathe Rouart-Valéry, 48
– Assemblée Générale des Amis du château de Brangues, 49

Théâtre
– Joseph boly : « Paul Claudel : la conversion ou l’épreuve d’un cœur », 50

Annonces de théâtre, 51
Bibliographie, 54

 

Sobel parle de Claudel

Sur sa réalisation de L’Otage et du Pain dur, sur Claudel en général, sur sa conception du théâtre et de ses rapports avec le public, Bernard Sobel (B.S.), accompagné de son assistante Michèle Raoul-David, (M.R.D.), a accordé à Jean-Noël Segrestaa (J.N.S.) au Théâtre de Gennevilliers, le 15 mai 2002, un long et riche entretien dont nous publions l’essentiel, avec le regret de ne pouvoir le reproduire intégralement.

J.N.S. : Bernard Sobel, je m’adresse à vous en tant que visiteur assidu du Théâtre de Gennevilliers. Il me semble que vous avez réussi à faire admirablement un théâtre populaire au bon sens du terme, au sens où l’entendait Jean Vilar, c’est-à-dire que vous proposez à un large public le grand répertoire, éclairé au maximum pour qu’il soit aussi accessible que possible, mais sans modernisation factice ni ce que je pourrais appeler des surlignages abusifs. Est-ce que vous êtes d’accord ? Est-ce que cela correspond à ce que vous voulez faire ?

B.S. : Non. On ne sait pas au juste ce qu’on veut faire. On essaie ici, à Gennevilliers, au milieu d’une population où se parlent 45 langues, ce Théâtre de Gennevilliers est en soi un paradoxe… Non, le peuple ne veut pas être populaire. On essaie de travailler de la façon la plus précise possible sur les obscurités qui nous entourent. Nous n’avons pas pour objectif que les gens qui viennent ici aient l’impression que tout est clair, mais qu’ils ressortent avec le sentiment que tout est complexe, puisqu’ils subissent eux-mêmes cette complexité ; c’est cette complexité qui fait la richesse de la vie. Nous cherchons à les apprivoiser à cette complexité, sans que cette complexité les désespère. Mais je dirais, comme Brecht, que le peuple ne veut pas être populaire.

M.R.D. : C’est une notion datée historiquement. Quand Jean Vilar parlait après la guerre de théâtre populaire, c’était simple, parce qu’il n’y avait rien. Il y avait bien un théâtre bourgeois, parfois intéressant, mais c’était un privilège. Ce terme de populaire peut être aujourd’hui remis en question, mais l’intention de départ, élargir l’accès à la culture, subsiste. (…)

B.S. : Violemment, je dirais que nous ne voulons pas être plus « populaires » que Claudel ne voulait l’être.

J.N.S. : Je suis très heureux de cette réponse. Moi-même, comme enseignant, je sais qu’il ne faut jamais sous-estimer son public et qu’il faut le mettre en présence des réelles difficultés que présentent les textes. Alors, justement, Claudel a été longtemps considéré comme un auteur obscur, à cause de son symbolisme, à cause de sa langue poétique, considéré également comme un auteur bourgeois, à cause de ses opinions politiques souvent réactionnaires, considéré aussi souvent comme un auteur réservé aux croyants, sinon même aux dévots. Selon vous, peut-on penser que Claudel est, ou est devenu au fil des ans, un auteur populaire ?

B.S. : J’espère pour lui que non. C’est un grand auteur, mais j’espère qu’il n’est pas devenu « populaire ». Ce n’est pas parce qu’on vend des foulards signés Picasso à la fête de l’Humanité que Picasso est devenu un peintre populaire. Claudel est un homme respectueux des autres. Si c’est ça être populaire, je veux bien, mais juste comme ça.

J.N.S. : Avec votre public, est-ce que vous avez eu le sentiment de rencontrer des difficultés particulières en montant L’Otage et Le Pain dur ? Le public est généralement assez ignorant de l’histoire du XIXe siècle. Certains de mes étudiants confondent même aristocratie et bourgeoisie, alors que c’est le sujet même de la Trilogie, cette montée en puissance de la bourgeoisie qui aspire à s’approprier le prestige de l’aristocratie décadente. Avez-vous ressenti le besoin d’éclairer le public sur ce fond historique ? Oui, j’ai repris ce mot « éclairer », et vous allez sans doute protester.

B.S. : Oui, je veux protester, car à la réflexion, je peux vous dire ceci. D’abord, le théâtre, ce n’est pas l’université.

J.N.S. : J’en suis moi aussi convaincu.

B.S : Ensuite, tout grand dramaturge, tout grand professionnel du théâtre, établit sa propre pédagogie ; il n’a pas besoin de commentaires. Il bâtit un objet théâtral qui doit fonctionner, et prendre en compte même les ignorances. Je dirais, par contre, que ce qui est frappant chez Claudel, et c’est une des grandeurs de cette Trilogie, c’est de voir comment on échappe à un théâtre à thèse. C’est un théâtre sur l’idéologie, sur ce qu’elle produit chez les êtres humains, à quelque classe qu’ils appartiennent. À la différence de Brecht, qui nous dissimule qu’il fait en réalité un théâtre à thèse en prétendant faire un théâtre scientifique, je dirais qu’à un moment donné, il « loupe son coup ». Tandis que Claudel, sans jamais le dire, fait un théâtre profondément philosophique, profondément scientifique, dans ce sens qu’il essaie de voir quelles sont les thèses qui agitent les personnages, qui les agitent de leur sexe à leur cerveau, et justement son sujet, c’est que les thèses emprisonnent les êtres, mais ce n’est pas un théâtre à thèse. Il y a bien l’apparence d’une pièce historique dans L’Otage. Je dirais que c’est, à ma connaissance, la seule pièce qui ait été écrite par un auteur français sur la Révolution française, et elle est écrite avec un point de vue, le sens de l’utilité. Je pense que Claudel, parce qu’il est poète, veut faire œuvre utile. Ce n’est pas vulgaire et grossier de dire qu’un poète veut être utile. Il veut aider les gens à ne pas regarder en arrière, à accepter la complexité de ce qui arrive, de ce qui est devant.

J.N.S. : Oui. D’ailleurs, il l’a écrit, il choisit toujours « la banquette avant », et non « la banquette arrière ».

B.S. : Je comprends que Claudel ait écrit que Marx aussi regardait en avant. L’Otage n’est pas une pièce marxiste, ce n’est pas du tout ce que je veux dire, mais c’est une pièce sur l’idéologie. De même, la seule grande pièce qui ait été écrite sur la Commune par un auteur français, c’est La Ville

J.N.S : Que vous avez montée précédemment. Sur la Révolution, il y a bien Romain Rolland, mais c’est vraiment du théâtre à thèse…

M.R.D. : Et ce n’est pas une grande pièce. Sur la difficulté que présente l’œuvre de Claudel, Le Pain dur a été reçu comme beaucoup plus accessible que L’Otage parce que le langage est plus simple. Tandis que, pour le premier acte de L’Otage, on a rencontré des difficultés de réception, pas seulement parce que le personnage de Georges, son côté perdant, ressasseur, pouvait rebuter les gens, mais parce qu’il parle une langue d’une grande beauté poétique, mais pleine d’archaïsmes et extrêmement difficile.

J.N.S. : Une langue d’ancien régime.

M.R.D. : Oui. Quand on a quelques notions d’histoire, on jouit évidemment davantage de la pièce.

B.S. : Le débat entre Turelure et Sygne est plus clair que le débat entre Georges et le Pape, mais c’est qu’il y a là une complexité politique également, même si les choses sont dites avec une simplicité riche et condensée ; ce qui motive tout, c’est l’éternel conflit de l’être et de l’avoir. Dans le dialogue Coûfontaine – le Pape, Georges parle à partir de son désarroi, non à partir d’une doctrine. Il est en quelque sorte « scandaleux » par rapport aux valeurs que nous défendons aujourd’hui, la liberté, l’égalité, même la fraternité. Mais il ne répète pas comme un perroquet. Tandis que Sygne, dans son débat avec Turelure, ce n’est pas sans raison qu’il lui dit : « Ô personne endoctrinée », ce que le Pape ne se permet pas de dire à Georges. Coûfontaine remonte aux Druides, et, s’il était confronté avec Turelure, il pourrait sans doute lui dire : « Mon petit Turelure, tu vas devenir le Turelure du Pain dur parce que tu vas être comme moi ». C’est un puzzle. Disons que Claudel est honnête, voilà. Il est honnête quand il est poète.

M.R.D. : Il pose des questions parce qu’il ne sait pas.

J.N.S. : Il a d’ailleurs dit lui-même que chacun de ses drames était une tentative d’élucidation de son « inépuisable conversation intérieure ».

B.S. : Il est plus fort que Brecht en ce qu’il est plus réellement questionneur que Brecht.

M.R.D. : C’est frappant à propos de la mort de Sygne, quand on lui demande : « Alors, elle est sauvée, ou non ? » Je pense, moi, plutôt, qu’elle est sauvée.

J.N.S. : Mais il y a des textes de Claudel qui disent qu’elle n’a pas eu le courage d’accepter son sacrifice jusqu’au bout, et que c’est pour cette raison que tout, dans Le Pain dur, est si noir.

B.S. : On ne peut pas se mettre à la place de Claudel, ou de Beckett, ou de Lenz. C’est pour nous-mêmes une aventure, et il faut faire preuve d’humilité. On n’a pas à tenir de discours sur… Le travail de Claudel, c’est un immense chantier, voilà.

J.N.S. : J’ai beaucoup aimé le mot honnête tout à l’heure dans ce que vous m’avez répondu. Honnêteté, fidélité, rigueur, ce sont les grandes qualités de votre mise en scène, et de vos mises en scène en général, quels que soient les auteurs, et c’est très Coûfontaine, finalement. Vous dites toujours « Claudel adsum », comme vous dites « Euripide, ou Marlowe, ou Lessing adsum ».

J.N.S. : Je voulais aussi vous poser une question que nous, claudéliens, nous nous posons forcément : pourquoi – vous le dites dans le programme – avez-vous exclu de monter aussi Le Père humilié ?

B.S. : À cause des difficultés… Mais ce n’est pas exclu, c’est un problème de moyens. Pour faire la Trilogie, il faut avoir les épaules larges.

M.R.D. : A priori, on avait d’abord l’intention de faire Le Pain dur, mais L’Otage manquait. Notre projet n’était pas de monter l’intégrale de la Trilogie.

B.S. : Si on pouvait la monter, et même remettre sur pied le tout, j’en serais ravi. Le Père humilié est une pièce merveilleuse.

J.N.S. : Je suis heureux de voir que vous n’avez pas de réticences vis-à-vis de cette dernière pièce, qui est ma préférée. (…)

B.S. : Vous savez, je me suis demandé si Claudel n’avait pas lu Sade.

J.N.S. : Il a lu beaucoup de choses qu’il prétendait ne pas avoir lues.

B.S. : Le débat Sygne-Turelure…

M.R.D. : Et le débat Sygne-Badilon… Ce n’est pas sexuel, évidemment, mais…

B.S. : Je me suis dit :Punaise, mais il a dû lire Sade !

J.N.S. : Ce qu’il a écrit si justement sur le sadisme de Racine, au soir de sa vie, pourrait s’appliquer aussi bien à son œuvre. Il y a aussi, dans Le Soulier de satin, la scène terrible où Camille torture mentalement Rodrigue, justement dans la salle de torture du château de Mogador, et même la douce Violaine met Mara à la question avant de ressusciter son enfant. Mais permettez-moi de revenir sur Le Père humilié. Je comprends très bien votre problème, mais je regrette que vous ne tentiez pas de le monter, car il me semble que ce qui était particulièrement réussi dans L’Otage, ce sont les deux scènes les plus difficiles : la scène entre Georges et le Pape – nous en avons parlé – qui passait admirablement, et vous avez trouvé un Pape merveilleux, humble mais jamais médiocre, noble mais jamais emphatique, et puis la terrible scène entre Sygne et Badilon, qui est la clé de voûte de toute la pièce, mais terriblement « casse-gueule ». J’ai vu une douzaine d’Otages, mais jamais cette scène ne m’a paru plus justement rendue, grâce aussi à l’acteur qui jouait Badilon et qui n’en rajoutait jamais ni dans le côté petit curé de campagne, ni dans le côté prophète fulgurant. Et le fait que vous ayez si bien réussi ces deux scènes, qui sont les scènes mystiques de L’Otage, nous fait regretter que vous ayez renoncé, au moins pour le moment, au Père humilié, qui est une pièce peut-être plus mystique qu’historique.

B.S. : Encore une fois, nous n’avons pas monté L’Otage et Le Pain dur parce que ce sont des pièces historiques. En général, on monte ces pièces en disant que c’est l’argent qui en est le thème principal. Je ne pense pas que ce soit l’argent en tant que tel.

M.R.D. : Derrière l’argent, il y a toujours autre chose.

B.S. : Ce qui est étrange, c’est ceci : comment se fait-il que Claudel fasse intervenir le Christ comme personnage ? Il le fait parler. Il parle comme un ventriloque par la bouche de Badilon. Comment se fait-il que, dans tout le théâtre de Shakespeare, à l’époque des cathédrales, il n’y ait pas l’ombre d’un Christ qui se promène ? C’est un moment très étrange au théâtre, celui où le Christ rentre en scène comme personnage, c’est peut-être – moi, je ne connais pas bien le théâtre, mais dans le Dom Juan de Molière, la scène du Pauvre, c’est une scène que j’appellerais claudélienne.

J.N.S. : Tout à fait.

B.S. : Qu’est-ce qui fait que le Christ peut y apparaître sous différentes formes : comme amant, car il est l’un des trois « amants » de Sygne ? (…) Oui, c’est profondément scandaleux, elle parle de Jésus comme d’un amant : elle l’a transporté, elle l’a ramené, elle lui réserve sa virginité.

J.N.S. : C’est aussi Partage de Midi, Mesa brisé successivement par ses deux amours, Jésus et Ysé.

M.R.D. : Il y a là tout l’aspect mystique de Claudel.

B.S. : Le seul « mariage » selon la nature et la vérité, c’est celui que Sygne refuse, c’est avec Turelure. C’est pour cela qu’il est important que Turelure soit jeune, et qu’il soit beau.

M.R.D. : Il a le même âge que Georges, son frère de lait.

B.S. : En général, on joue Turelure comme un vieux.

M.R.D. : On sent dans cette pièce l’influence des mystiques espagnols, érotisme compris.

B.S. : Mais le public n’a pas besoin de savoir tout cela. Il voit des choses et il entend des choses. Claudel, ce n’est pas du tout du théâtre universitaire.

J.N.S : Rien ne lui aurait fait plus horreur.

B.S. : La pièce ne peut exister que grâce à cette complexité, et on en comprend ce qu’on peut. (…)

M.R.D. : Tout ce qui, dans le discours de Georges, a du sens, du charme, on en retrouvait récemment la caricature grinçante dans les discours électoraux de Le Pen. On a vu des gens qui, par peur du changement, du nouveau, se précipitaient dans l’abîme.

B.S. : Voyez le livre récent du lointain successeur de Claudel au Quai d’Orsay, Mr de Villepin, on y retrouve tous les thèmes favoris de Georges.

J.N.S. : D’ailleurs, L’Otage a été très mal reçu par l’Action française, qui incarnait alors cette famille de pensée. (…)

J.N.S. : Le décor des deux pièces a été parfois critiqué : ce n’était pas vraiment un intérieur. Moi, je l’ai beaucoup aimé, car il donnait quand même l’impression du huis clos qui est essentielle pour L’Otage, pièce sous haute surveillance, comme pour Le Pain dur, qui est à tout point de vue une tragédie classique resserrée et refermée sur elle-même ; c’est un habile moyen terme entre le huis clos architectural, la salle capitulaire prévue par Claudel, et le paysage champenois souvent décrit par le texte. D’autant plus que cet arbre unique se démultipliait par un effet d’ombres portées ou de projections, pour suggérer une épaisse ceinture forestière.

B.S. : Le décorateur, Lucio Fanti, a lu la pièce et s’est dit : Il faut faire un décor d’opéra. Et cela nous a semblé très juste, à Michèle et à moi, parce qu’il va y avoir des arie, des duos, etc. Et cela nous a permis tout de suite de nous dégager du naturalisme. Ce qui arrive, arrive dans le poème, non dans un lieu concret, existant réellement.

M.R.D. : C’était en même temps la couronne du Christ, un tabernacle…

J.N.S. : Oui, la couronne d’épines, cela m’a frappé. Surtout dans Le Pain dur où l’arbre est dépouillé par le temps et devient vraiment agressif.

B.S. : L’idée de base a été le labyrinthe du pavement de la cathédrale d’Amiens, avec tous ses arbres. J’ai découvert par hasard, en montant dans les combles de la cathédrale d’Amiens, que les poutres qui soutiennent le toit ont exactement le même aspect.

M.R.D. : Et cela s’appelle une forêt.

B.S. : Je ne parle pas de la beauté de ce décor, cela c’est à chacun d’en juger, mais je pense qu’il est très juste. (…)

J.N.S. : Oui, l’arbre donne bien cette impression d’enfermement avec cette forme de cloche, et cette petite porte unique par où doivent se faufiler tous les personnages.

B.S. : Et il y a aussi le grand chêne généalogique évoqué par Georges. Mais c’est surtout la couronne d’épines qui nous a plu quand nous avons vu la maquette.

J.N.S. : Autre question à laquelle vous avez peut-être déjà répondu : pourquoi utilisez-vous deux Turelures, d’ailleurs tous deux excellents, au moins dans la deuxième distribution de L’Otage, car celui de l’an dernier était très discutable ? Est-ce pour mieux souligner le jeune âge du premier Turelure ?

B.S. : Non, c’est une aventure de théâtre.

M.R.D. : Il était prévu que ce soit le même, mais il y a eu des problèmes.

J.N.S. : Je comprends. Car il est facile à un acteur de changer d’âge apparent.

M.R.D. : D’ailleurs, le Turelure du Pain dur est jeune…

J.N.S : Oui, presque trop jeune pour cette pièce.

B.S. : Mais joué par un acteur qui aurait eu l’âge du rôle, ça n’aurait pas marché. En Turelure, il y a toujours du jeune homme, et un vieil acteur de 70 ans n’aurait pu rendre compte de cela.

M.R.D. : Poétiquement, je regrette qu’on ait eu un acteur si jeune.

J.N.S. : Cela l’oblige en effet à surjouer un peu, avec la voix surtout…

M.R.D. : Mais il a beaucoup progressé.

J.N.S. : En effet, je l’ai revu lors de la dernière, et son jeu était beaucoup plus sobre et naturel. Reste que cette rupture est un peu préjudiciable, surtout quand on voit les deux pièces en continuité. Elle obscurcit cette rédemption de l’usurpateur, qui est le schéma dramatique de toutes les pièces de Claudel. Turelure, ici, c’est l’usurpateur, qui bouleverse le jeu, mais l’usurpateur doit être finalement réhabilité, car ce personnage, c’est Claudel lui-même. Il l’a dit souvent à propos de Turelure. Cette rédemption n’est d’ailleurs achevée que dans Le Père humilié, non pas grâce à Louis, qui reste abominable, mais grâce à Orso qui cumule en lui les deux figures du sacrifié – il s’est toujours effacé devant son frère Orian – et de l’usurpateur, car en définitive, c’est bien lui qui épousera Pensée et qui élèvera son enfant, comme Don Camille, comme Turelure, comme Pollock dans le second Échange. L’absence du Père humilié fait que ces deux pièces laissent tout de même un sentiment d’incomplétude.

B.S. : Moi, j’aurais beaucoup aimé le monter. Même indépendamment des deux autres. Mais là où je ne suis pas d’accord, c’est quand vous dites que Louis est abominable. Personne n’est abominable dans Claudel. Ce qui me frappe, moi, c’est qu’ils sont tous innocents et honnêtes. Les circonstances sont abominables, et ils font, ou ne font pas avec. « Je voulais vivre », dit Turelure.

M.R.D. : Même Lumîr, que tout le monde admire tant, est d’une cruauté terrible.

J.N.S. : Mais oui, elle soumet son amant à un affreux chantage.

M.R.D. : Elle l’enverrait bien à l’échafaud.

J.N.S : C’est vrai, et votre Lumîr exprimait cela de façon remarquable, à la fois feu et glace. Turelure le dit lui-même au moment de mourir : « Je suis perdu. Je suis entouré de figures impitoyables ».

B.S. : Et pourtant elles ne sont pas sans pitié. C’est le temps qui est impitoyable. Ce qu’il y a de grand chez Claudel, c’est qu’il dit : Le temps est sans pitié. Il défend la dignité de l’être humain dans une histoire qui, elle, est sans pitié. Ce n’est pas en disant qu’il y aurait quelque part une transcendance qu’on récupère de la dignité humaine. Georges dit : « N’est-ce point une des prières du Pater chaque jour que le règne arrive ? » et le Pape lui répond : « C’est donc qu’il n’est pas arrivé ». Et il n’arrivera jamais. Il n’y a pas de lendemains qui chantent. De là est la grandeur de Claudel qui essaie d’aider les autres à garder leur dignité dans la cruauté de l’histoire. Claudel parle en figures, et il dit seulement : Tant qu’il y aura la Croix – qui est aussi une figure – bien des choses restent possibles.

 

Jean-Noël SEGRESTAA

 

 

Bibliographie

Paul CLAUDEL

L’Expérience de Dieu – introduction et textes choisis par Gilles Marcotte – Québec, Canada, Éd. Fides, 2001.
L’Échange. Seconde version – introduction, variantes et notes (fonds Claudel et fonds Renaud-Barrault) par Pascale Alexandre-Bergues, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002.

 

Hélène et Jean BASTAIRE

– « Claudel et son tourlourou de toutou » in : Chiens du Seigneur, histoire chrétienne du chien, Paris, Les éditions du Cerf, 2001, p. 195-200.

 

Pierre BRUNEL

– « Quelle musique sacrée pour l’an 2000 ? » in : Christianisme, héritages et destin, o. c. sous la direction de Cyrille Michon, Le livre de poche, coll. biblio essais, 2002, p. 225 à 248.

 

André ESPIAU DE LA MAËSTRE

– « L’initiation de Paul Claudel à la pensée de Schopenhauer et de Nietzsche. Le Beethoven de Richard Wagner (1870) et la Revue Wagnérienne (Paris 1885/1888) » in : Les Études classiques, n° 69, 2001, p. 269-304.

 

Filippo FIMIANI

Poetica Mundi. Estetica e ontologia delle forme in Paul Claudel (en langue italienne) – Palerme, Ed. Centro Internazionale Studi di Estetica, n° 63, décembre 2001.

 

Gilbert GADOFFRE

Gilbert Gadoffre, un humaniste révolutionnaire – entretiens avec Alice Gadoffre-Staath, préface de Jean Starobinski, « Paul Claudel » – Paris, Éd. CREAPHIS, 2002, p. 79-83.

 

Elena GALTSOVA

– « Les pièces de Paul Claudel en Russie (dans les années 1910 et 1920) » in : Cahiers d’histoire culturelle n° 10, Tours, 2001, p. 75-98.

 

Madeleine MILHAUD

Mon XXème siècle, propos recueillis par Mildred Clary avec la collaboration de Pascal Fardet, avant-propos de Jean Roy – co-édition France Musique et Bleu nuit éditeur, 2002.

 

Thérèse MOURLEVAT

– « L’Otage de Paul Claudel et la censure en 1915 », in : Revue d’histoire du théâtre, Publication de la Société d’histoire du théâtre, n° 4, 2001, p. 317-323.

 

Marie Victoire NANTET

– « L’œuvre de Camille Claudel envisagée comme un aveu » in : La Nouvelle Revue Française, n° 561, Gallimard, avril 2002, p. 224-239.

 

 

Conférence

Pierre BRUNEL

– Conférence en prélude à L’Otage et au Pain dur à l’association Initiatives 13, le 22 mars.